FINAL |
"Morandi le grand organisateur" |
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Juin 2006 Parfois j'ai l'impression d'être la réincarnation en noir et blanc de Giorgio Morandi. Ce qui relèverait, si le fait s'avérait exact, d'une nouvelle impossibilité en ce que je suis né avant que le peintre en ait terminé avec sa propre vie. Pour résoudre cette impossibilité temporelle, il faudrait inventer le concept de réincarnation rétroactive : nous pourrions être la réincarnation déjà née d'un être en fin de vie. Ainsi tandis que je gribouillais mes bonhommes têtards à la maternelle, Morandi m'apprenait déjà la vérité et les échecs de la représentation spatiale en deux dimensions. Mais à chercher une solution plus sérieuse, nous pouvons en arriver au fait suivant : de manière intuitive mais raisonnée, logique et obsessionnelle, le peintre a perçu et représenté la plupart des ambiguïtés spatiales, telles que j'ai essayé de les synthétiser dans la Classification générale. Pourtant, manque à ses toiles une des trois catégories essentielles de l'impossible et de l'ambigu : la superposition. Cette absence peut facilement s'expliquer. La superposition équivoque, telle que nous la connaissons à travers l'emblématique Cube de Necker(ci-dessous à gauche), nécessite un objet unique dont le volume peut être perçu de deux manières successives et contradictoires : en plein ou en creux, en plongée ou contre-plongée,... À l'évidence, un tel objet doit être difficile à trouver dans le réel et ne faisait, en tout cas, pas partie de la quincaillerie habituelle du peintre. Pourtant, de tels objets existent. Ainsi, Ralph Gibson a photographié un support à plateau de restaurant (ci-dessous à droite), qui, vu sous cet angle, est une figure réversible bien réelle. Abandonnons maintenant l'aspect technique pour aborder les différentes interprétations qui ont été faites de ces natures mortes aux apparences des plus simples. Franco Solmi voit en ces peintures un lieu de l'infini (mais il en perçoit déjà les tensions et les menaces) alors que l'analyse classique n'avait de cesse d'évoquer la pureté, l'universalité, l'intériorité, le mysticisme, le calme, la plénitude morale... Jean Clair parle de la présence du temps, tandis que Lamberto Vitali souligne justement : une méthode qui ne laisse jamais rien au hasard et à l'improvisation. Sarah Jackson, architecte de son état, y voit des villes fortifiées. Une artiste comme Vija Celmins parle d'un tableau bien étrange où chaque objet semblait convoiter la place de l'autre. Enfin, Robert Irwin évoque, ce qui n'est pas pour me déplaire : une sorte d'expérience sur l'acte de voir. Chacun voyant midi à sa porte, je peux bien ajouter ma porte à celle des autres. Au beau milieu des années 50, à cette époque de glaciation du monde, où les façades, les vêtements et les voitures étaient encore en deuil d'une vie qui s'échinait à renaître des cendres amères de la guerre, en cette époque de guerre froide (si tant est qu'il n'y ait jamais eu de guerre chaude), où les pays se figeaient en blocs ennemis et accolés, des vases, des boites de fer blanc, des bols et des carafes à la matité poussiéreuse de leurs repeints venaient se coller les uns contre les autres sur des dessertes désertes, contre des murs aux ciels plombés, comme si, dans l'immensité close d'un atelier, pouvait être reproduite l'attente silencieuse de la fin du monde d'une troisième guerre mondiale qui courait sur les lèvres sans que jamais ces mots ne viennent se déposer en un quelconque lieu géographique qui, à son insu, serait ainsi devenu l'épicentre du soulagement de peuples tendus comme des cordes à violon, sous l'archet de divinités politiques enfin décidées à prononcer le premier mot d'une fin tant annoncée.
ADDENDUM
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