Ralph GIBSON, Sans titre, circa
Ralph Gibson, "Sans titre", photographie, dans "L'Histoire de France", 1991.
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PLANSITE--------SITEMAP----


AVERTISSEMENT

N'ayant pas trouvé cette photo sur le web avec "Google images", je ne peux vous renvoyer par un lien sur un site ayant payé les droits d'auteur. De ce fait, afin que l'analyse soit compréhensible, je me vois contraint d'afficher un scan réalisé à partir d'une photocopie de mauvaise qualité. Pour essayer de me faire pardonner, je ne peux que vous conseiller d'acheter le livre de Ralph Gibson :
L’Histoire de France, Paris Audiovisuel, 1991, dont la page 84 a servi de modèle à cette bien mauvaise reproduction.

 

" Chaque photographie inclut un premier plan, un plan médian et un arrière-plan.
Peut-être pas forcément dans cet ordre...”
Ralph Gibson.

En cet exergue et par cette phrase, Ralph Gibson nous prévient que certaines de ses photographies n'obéiront pas aux lois d’une représentation spatiale classique. Il est vrai que cette dernière échoue parfois à copier le bel ordonnancement de la réalité, puisque cette photo, que nous appellerons le Reflet (1), ne rend pas compte de l’ordre réel des plans. Sous un ciel crépusculaire, dans une ville qui pourrait être Paris, un personnage chapeauté au torse d'athlète et aux traits masqués par le contre-jour, semble nous observer. Mais, nul ne pourra être dupe bien longtemps de cette première et trop rapide interprétation de l'image, car de nombreux indices contredisent cette disposition des plans. Ainsi, le raccord formel de la tête et du torse se révèle tout d’abord incohérent : le cou du personnage ne peut s’insérer dans le col béant du pull qui vient en son avant. Le raccord des luminosités n’est, quant à lui, pas très heureux, qui associe le visage dans la pénombre à une veste en pleine lumière. Ces indices là, et bien d’autres, montrent que nous sommes en présence d’un reflet dans une vitrine. Pour cela et malgré la duplicité de la photographie, il nous est possible de retrouver l’ordre normal des choses. Le paysage urbain se situe en arrière du photographe qui a devant lui la vitrine d’un magasin d’habillement où une veste est exposée. Nous avons là une inversion presque totale des plans du réel. Hormis la vitrine, dont nous n’avons qu’une preuve indirecte de sa présence par le reflet qu’elle occasionne, tout ce qui s’échelonne dans la profondeur apparente de l’image se situe en réalité en avant de la veste, au niveau du photographe ou en son arrière.

La contiguïté équivoque est un mécanisme plastique qui permet d'offrir deux interprétations contradictoires de l’échelonnement des plans d’une image. Le T présenté ci-dessous peut, en l'absence d'indices importants (présence du sol, des ombres portées,...) être perçu de deux manières différentes. Nous pouvons tout autant voir un té dont la poutre horizontale serait conjointe à la poutre verticale, qu'une simple coïncidence de contact, qui, de ce point de vue précis, réunirait illusoirement deux poutres échelonnées dans la profondeur de l'espace.

 

Figure ambiguム , "T ネ contact ホquivoque de contours", pierre noire.

 

Le problème est que la photo de Ralph Gibson met en scène des éléments beaucoup plus nombreux et à la disposition beaucoup plus complexe que les deux poutres du T. Nous avons donc là un contact équivoque d'un type particulier. Le nombre d'éléments et donc de plans qui composent cette image est tel que pour la bonne compréhension de cette contiguïté équivoque, nous allons simplifier le propos. Nous postulerons que le plan principal de l'image est la vitrine du magasin. En raison de la pénombre, nous devinons plus cette vitrine que nous ne la voyons. Sur cette vitrine viennent se "coller" deux types de plan. À la manière de la poutre horizontale du T, des éléments du magasin, telle que la veste, semblent entrer en contact avec la vitre. Mais, une seconde contiguïté illusoire beaucoup plus rare, car propre aux reflets et aux miroirs, vient s'ajouter aux éléments du magasin. Cette contiguïté concerne tout le hors-champ arrière de la photographie qui s'étend du corps du photographe à l'infini du ciel au couchant. C'est ainsi que par la magie de ces contacts équivoques, nous n’hésitons pas à postuler la contiguïté de la tête du photographe avec la veste du mannequin.
Mais la complexité plastique de cette image va plus loin encore. En déplaçant le point de vue d’un pas à gauche ou à droite, la tête ne coïnciderait plus avec la veste. En cela, le contact équivoque ne suffit pas, à lui-seul, à mettre en place l’ambiguïté spatiale. Bien que l’inversion de l'échelonnement des plans soit primordiale, nous avons encore besoin d’un alignement équivoque afin que le reflet de la tête vienne se placer à la verticale du col du mannequin.

Si Ralph Gibson utilise un type particulier de contact équivoque, son projet ne s’arrête pas là, tant il est rare que ses photos ne traitent pas du signe. Ainsi, il y a des signes : une veste au tombé parfait recouvrant un tronc de mannequin, un ciel crépusculaire, une atmosphère parisienne, un visage chapeauté à contre-jour. Mais, en raison de leur diversité et de leur éparpillement dans l'espace réel, ces signes n’arriveraient pas à faire oeuvre commune si leurs relations spatiales n’étaient pas contraintes par la contiguïté équivoque des plans. À suivre en effet l’ordre réel des plans sans nous soucier des coïncidences, nous n’aurions là qu’une image anecdotique : le reflet d’un photographe en train de prendre le cliché d’une veste exposée dans une vitrine parisienne. Ce n’est qu’à inverser l’ordre des plans dans la pénombre du soir que nous pouvons atteindre au fantastique : l'autoportrait ténébreux d'un homme qui, en dépit du bombement de torse lumineux et manufacturé, laisse apercevoir la fragilité de la vie. Et pour cela, il fallait encore un crépuscule, seul à même de laisser surgir un fantôme au col béant. Grâce à la modification des rapports spatiaux, nous passons du portrait d’un simple quidam à l’autoportrait d’un homme qui, entre chien et loup, laisse sourdre son angoisse : la décollation de Ralph Gibson.

NOTE DE BAS DE PAGE
{1) Gibson Ralph,
L’Histoire de France, Paris Audiovisuel, 1991, p.84.

 

ADDENDUM
Ceux qui suivent le site (seul donc le webmestre) savent que depuis 10 ans cette photographie a été considérée comme relevant de la superposition équivoque des plans. J'ai donc à expliquer ce revirement qui sera plus amplement explicité dans des articles à venir, articles consacrés aux reflets et aux miroirs.
L'analyse précédente voyait la photo de Ralph Gibson comme la réalisation d'une superposition équivoque de plans à la surface de la vitre. C'est une manière de voir les choses, qui, depuis quelques années, ne me satisfait plus. Aujourd'hui, pour plusieurs raisons, j'aurais tendance à classer les reflets en général et celui-ci en particulier dans la catégorie des contiguïtés équivoques de plan.
En premier lieu, cette photo n'obéit pas pleinement aux règles de base de la superposition équivoque. La superposition veut qu'un seul et même élément de l'image puisse être perçu ou compris de plusieurs manières différentes. Si il est vrai que la vitrine, où tout vient se déposer ou se refléter, peut apparaître comme un élément unique, nous avons un ensemble complexe composé de strates d'images, de différents plans échelonnés dans l'espace qui viennent se déposer sur l'écran de la vitrine. Ainsi, l'unicité apparente de l'image du reflet ne provient pas d'un élément plastique global et unique, mais d'une accumulation de formes parcellaires et complémentaires. La vitrine n'est que le lieu incertain où des éléments extérieurs, distincts et autonomes, viennent se refléter à partir d'endroits aux échelonnements différents.
C'est ainsi que le contact équivoque est plus à même de rendre compte de cette rencontre inopinée d'éléments disparates à la surface d'un plan. Car cette rencontre ne travaille pas l'orientation des plans convoqués par le reflet, l'orientation étant la deuxième caractéristique essentielle de la superposition. En cette image, toute l'ambiguïté provient de l'échelonnement attendu de plans, échelonnement qui est bouleversé par un simple reflet. Ainsi, des plans situés dans le hors-champ arrière du spectateur s'avancent jusqu'à la vitre pour s'offrir à notre vue : la rue, des arbres, le photographe. De même, dans cette pénombre, le décor de la vitrine et la boutique elle-même semblent s'avancer jusqu'à la vitre. C'est ainsi que le vêtement qui y est exposé peut entrer en contact avec le photographe.
Nous avons donc là une multiplicité de contiguïtés équivoques qui se distinguent des autres contacts en ce qu'une multitude de plans, qui forment à eux seuls des images globales, viennent s'agréger en un lieu unique. En cela, nous ne sommes pas loin de l'image dans l'image.

 

 

 

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