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"La très étrange table de nuit de la défunte"

 


PLANSITE
-------SITEMAP---

 

Novembre 2011

J'ai connu cette table de nuit lorsqu'elle était recouverte d'un fichu carré fixé au plateau par la pince d'une veilleuse restant allumée jusqu'au matin afin de veiller sur les nuits de sa propriétaire insomniaque.
Quand la table de nuit de la défunte fût arrivée chez moi, je la plaçai contre un mur avant de vaquer à mes occupations. Puis, déambulant de gauche à droite et de long en large, passant et repassant devant cette table, mon regard fut arrêté en son parcours flottant et indécis. Depuis que cette table était là, quelque chose clochait, qui n'arrêtait pas d'attirer mon attention.
J'avais été prévenu que le plateau circulaire n'était pas d'origine. Tant la différence de forme que les différentes essences de bois utilisées marquaient cet écart. Pourtant, là n'était pas la question : ce n'était pas tant le disque sur-dimensionné du plateau qui posait problème qu'un phénomène étrange apparaissant lors de mes déplacements.

 

Table de nuit vue de face

 

Afin d'en avoir le coeur net, je repris mon parcours en fixant cette fois la table. Une fois à gauche, son plateau débordait de beaucoup vers la gauche.

 

Table de nuit vue de gauche

 

Une fois à droite son plateau débordait maintenant de beaucoup vers la droite.

 

Table de nuit vue de droite

Revenu au centre, son plateau était centré. Je serais bien incapable de vous fournir la moindre explication à ce phénomène optique. Si les rainures obliques du plateau peuvent être à l'origine d'un des débordements latéraux, elles ne peuvent susciter l'autre. Au point que je ne pourrais affirmer que ce phénomène est une illusion d'échelonnement latéral, à savoir la distance qui sépare les deux éléments que sont le plateau et son piétement dans la latéralité de l'espace. Même si nous n'avons la aucune illusion optico-géométrique (taille, forme, direction,...), cette évaluation faussée des grandeurs semble à cheval sur les illusions de milieu décalé (Judd, ci-dessous à gauche) ou de longueur (Muller-Lyer, ci-dessous à droite) et les illusions spatiales.

 

Illusion de JuddIllusion de Muller-Lyer.

 

La dernière image, présentée ci-dessous, montre le dessous des chose afin de vous assurer que le plateau est bien central et de vous rassurer sur le fait qu'il n'est pas mobile.

 

Table de nuit retournée

 

ADDENDUM TECHNIQUE

LeS PHOTOS PRÉSENTÉES NE RENDENT PAS COMPTE DE LA RÉALITÉ PERçUE. Bien qu'ayant pris ces photos du point de vue où je les voyais, le déplacement du plateau paraît moins important sur les images que dans la réalité. De même, en voyant les clichés, j'ai été surpris par la convergence exagérée des pieds de table vers le point de fuite situé au nadir, en-dessous de nous, en raison de la vue plongeante que nous avons sur l'objet. Dans le réel la fuite des pieds de table n'est pas aussi marquée. C'est que l'appareil, en dépit de l'utilisation du 50 mm, ne peut opérer les corrections que notre système perceptif réalise pour "adoucir" notre vision du monde et des choses.

ADDENDUM DESSINÉ

Avec ce relevé topographique, nous avons une autre représentation de la table réelle. Cette représentation paraît plus proche de la réalité des positions et relations spatiales, en ce qu'elle procède des lois mathématiques.
À cette aune, le changement du point de vue induit un débord excessif du plateau, mais ce débord est juste réel et normal. Pourquoi avons-nous alors le sentiment de subir l'illusion du déplacement du plateau ? Nous pourrions dire que cette illusion relève d'un biais cognitif. Les cognitivistes savent que certains de nos jugements mathématiques, psychologiques et même visuels reposent sur des présupposés, des modèles.

 

Plan de "Table de Nuit"

 

Les mécanismes cognitifs travaillent à partir de modèles. Ces modèles infèrent des attentes de résultat. Mais ici, l'écart entre le modèle utilisé habituellement et le résultat perçu est tel que nous sommes tout d'abord amenés à imaginer le déplacement du plateau. Ce déplacement étant inconcevable eu égard à la réalité matérielle d'un plateau fixe, nous devons envisager la présence d'une illusion d'optique. En ce cas, comme en bien d'autres, l'illusion exprimerait le décalage existant entre une attente cognitive ou perceptuelle et la réalité, hic et nunc, d'un morceau de monde.

Cet écart n'est pas sans rappeler la distinction faite entre réalisme visuel et réalisme intellectuel. Les mécanismes cognitifs, qui peuvent relever de schémas abstraits et génériques proches du réalisme intellectuel, s'opposeraient ici à une perception brute, immédiate et contingente du monde. À cette aune et paradoxalement, ne serions-nous pas des cubistes, des sauvages, des enfants de la perception qui, connaissant les multiples points de vue à porter sur le réel, seraient égarés devant un portrait dit réaliste d'un personnage figé par le point de vue unique et monoculaire de l'appareil photographique.

 

 

 

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