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"Les vers brisés ou la figure et le fond du langage"

 


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Janvier 2007

1. La littérature

Cette poésie apparemment anodine contient, grâce à la technique des vers brisés, un double-sens que vous découvrirez plus bas, en lisant l'extrait du Zadig de Voltaire dont elle est tirée :

"Par les plus grands forfaits j’ai vu troubler la terre.
Sur le trône affermi, le roi sait tout dompter.
Dans la publique paix l’amour seul fait la guerre :
C’est le seul ennemi qui soit à redouter.”

Les vers brisés sont importants et exceptionnels en ce que l'on n'imagine pas qu'un texte puisse donner lieu à une ambiguïté de la figure et du fond comme peut l'être le Vase de Rubin dans le champ de l'image (image ci-dessous). À ne pas prendre le temps de la réflexion, nous serions amenés à penser que le texte (à savoir la matérialité graphique des caractères) fait toujours figure sur un fond neutre, à savoir le support matériel qui peut tout aussi bien être de papier, qu'écran d'ordinateur, de télévision ou de mobile. La technique des vers brisés nous demande d'accepter que le texte ne soit pas une totalité immuable, un ensemble insécable que nous serions obligés d'accepter en bloc comme figure. Si nous comprenons bien qu'une partie du texte (syntagme, phrase, paragraphe...) puisse à elle seule faire sens, nous avons du mal à imaginer qu'une partie, intriquée et parfaitement concaténée, de ce même texte puisse être isolée et contredire l'autre partie reléguée alors au niveau du support matériel pour être considérée comme fond. Avec les vers brisés, nous devons admettre que l'organisation spatiale de certains textes et l'attention que nous portons à ses différentes parties donne lieu à une double-signification, de la même manière que le Vase de Rubin, selon les surfaces que nous choisissons, instaure une double-image.

 

Figure ambigue : "Vase de Rubin".
 

Il n'en reste pas moins que certains écarts distinguent l'espace du texte de celui de l'image. Reprenons et résumons l'extrait du Zadig de Voltaire. Le héros est pour lors à la cour du roi de Babylone. Il écrit des vers sur des tablettes, qui, par un malencontreux hasard et en tombant dans les mains d’un jaloux, vont le conduire en prison. Le passage cité débute par un morceau de la poésie incriminée :

“Par les plus grands forfaits
Sur le trône affermi,
Dans la publique paix
C’est le seul ennemi

L’envieux fut heureux pour la première fois de sa vie : il avait entre les mains de quoi perdre un homme vertueux et aimable. Plein de cette cruelle joie, il fit parvenir jusqu’au roi cette satire écrite de la main de Zadig : on le fit mettre en prison, lui, ses deux amis, et la dame... Dans le temps qu’il se préparait à la mort, le perroquet du roi s’envola de son balcon et s’abattit dans le jardin de Zadig sur un buisson de roses. Une pêche y avait été portée d’un arbre voisin par le vent ; elle était tombée sur un morceau de tablettes à écrire, auquel elle s’était collée. L’oiseau enleva la pêche et la tablette, et les porta sur les genoux du monarque. Le prince curieux y lut des mots qui ne formaient aucun sens, et qui paraissaient des fins de vers... La reine qui se souvenait de ce qui avait été écrit sur une pièce de la tablette de Zadig, se la fit apporter. On confronta les deux morceaux qui s’ajustaient ensemble parfaitement ; on lut alors les vers tels que Zadig les avait faits :

Par les plus grands forfaits j’ai vu troubler la terre.
sur le trône affermi, le roi sait tout dompter.
Dans la publique paix l’amour seul fait la guerre :
C’est le seul ennemi qui soit à redouter.”

À la différence du Vase de Rubin, la partie droite de la tablette ne fait pas sens à elle seule. À poursuivre la comparaison avec l'image, nous voyons en ce texte le visage gauche puis la totalité du dessin : à savoir un vase coincé entre deux visages. Bien qu'un aller-retour incessant puisse être opéré entre les deux récits contradictoires quelque chose manque.
D'autres répartitions spatiales du texte conduisent au même résultat. Pour cela, nous allons voir une correspondance, qui, bien que souvent attribuée à George Sand et Alfred de Musset, relève d'un canular dont l'origine serait située entre 1870 et 1915. Commençons par une lettre supposée être de
George Sand. Cette fois, pour être perçu en une seconde lecture, le sens caché nécessite de ne retenir qu'une ligne sur deux (celles en jaune) :

"Je suis très émue de vous dire que j'ai
bien compris l'autre soir que vous aviez
toujours une envie folle de me faire
danser. Je garde le souvenir de votre
baiser et je voudrais bien que ce soit
là une preuve que je puisse être aimée
par vous. Je suis prête à montrer mon
affection toute désintéressée et sans cal-
cul, et si vous voulez me voir aussi
vous dévoiler sans artifice mon âme
toute nue, venez me faire une visite.
Nous causerons en amis, franchement.
Je vous prouverai que je suis la femme
sincère, capable de vous offrir l'affection
la plus profonde comme la plus étroite
en amitié, en un mot le meilleure preuve
que vous puissiez rêver, puisque votre
âme est libre. Pensez que la solitude où j'ha-
bite est bien longue, bien dure et souvent
difficile. Ainsi, en y songeant j'ai l'âme
grosse. Accourez donc vite et venez me la
faire oublier par l'amour où je veux me
mettre."

Mais, là encore, la partie du texte qui est en caractères oranges, contrairement au Vase de Rubin, n'a aucune signification. Il en est de même dans la réponse d'Alfred de Musset :

Quand je mets a vos pieds un éternel hommage,
Voulez-vous qu'un instant je change de visage ?
Vous avez capturé les sentiments d'un coeur
Que pour vous adorer forma le créateur.
Je vous chéris, amour, et ma plume en délire
Couche sur le papier ce que je n'ose dire.
Avec soin de mes vers lisez les premiers mots,
Vous saurez quel remède apporter à mes maux.

Et encore de même dans la réponse de George Sand à la réponse d'Alfred de Musset :

Cette insigne faveur que votre coeur réclame
Nuit à ma renommée et répugne à mon âme

Voici enfin un dernier texte. Cet écrit anonyme reprend l'organisation et le principe de la lettre de George Sand

Mademoiselle,
Je m'empresse de vous écrire pour vous déclarer
que vous vous trompez beaucoup si vous croyez
que vous êtes celle pour qui je soupire.
Il est bien vrai que pour vous éprouver
je vous ai fait mille aveux. Après quoi
vous êtes devenue l'objet de ma raillerie. Ainsi
ne doutez plus de ce que vous a dit ici celui
qui n'a eu que de l'aversion pour vous, et
qui aimerait mieux mourir que de ...etc.

Pourtant, comme nous allons bientôt le découvrir, il est possible de trouver des agencements textuels qui épousent exactement la structure spatiale de la double-Image.

2. Autres textes

Ces écrits reprennent en très grande partie la disposition spatiale du
Vase de Rubin, en ce que tant la moitié gauche isolée, que la moitié droite lue pour elle-même ou que la totalité du texte font sens, chacun de leur coté, allant même jusqu'à se contredire.

Vive à jamais l'empereur des Français
La famille royale est indigne de vivre
Oublions désormais la race des Capets
La race impériale doit seule lui survivre
Soyons donc le soutien de ce Napoléon
Du comte de Chambord chassons l'âme hypocrite
C'est à lui qu'appartient cette punition
La raison du plus fort a son juste mérite.

Aimons et admirons le chancelier Hitler
L'éternelle Angleterre est indigne de vivre
Maudissons, écrasons le peuple d'outremer
Le nazi sur la terre sera seul à survivre
Soyons donc le soutien du führer allemand
De ces navigateurs la race soit maudite
A eux seuls appartient ce juste châtiment
La palme du vainqueur répond au vrai mérite.

J'abjure maintenant Rome avec sa croyance
Calvin entièrement j'ai en grande révérence
J'ai en très grand mépris la messe et tous les saints
Et en exécration du Pape et la puissance
De Calvin la leçon reçois en diligence
Et ceux qui le confessent sont heureux à jamais
Tous damnés me paraissent le Pape et ses sujets
Oui Calvin et Luther je veux aimer sans cesse
Brûleront en enfer ceux qui suivent la messe.

Bien que nous ayons là trois significations distinctes, nous ne retrouvons pas les trois surfaces du Vase de Rubin. C'est que le Vase est déjà en lui même, une double-image bien particulière. Ainsi, pour que le parallèle devienne presque parfait, nous devons nous tourner vers d'autres ambiguïtés de la figure et du fond, qui, bien que moins connues, n'en ont pas moins été proposées par Rubin.

 

Edgar Rubin : "Figure ambiguムe, équivoque de la figure et du fond, 1.Edgar Rubin : "Figure ambigue", équivoque de la figure et du fond, 2.

 

Ces deux images reprennent exactement la structure spatiale des textes cachés, l'une d'un point de vue figuratif, l'autre sous un angle abstrait. Qui pourrait encore dire que l'espace de la langue n'épouse pas parfois l'espace de l'image ? Cependant, un dernier écart semble insurmontable qui concerne l'ordre des significations, la prégnance des sens. Car, si l'écrit nous incite à lire la totalité du texte, pour découvrir ensuite, une fois prévenus, les significations parcellaires cachées, l'image nous invite à voir tout d'abord une seule des deux formes pour percevoir ensuite la deuxième et enfin, en forçant notre attention, leur ensemble commun. C'est que le texte est habituellement perçu comme faisant figure sur le fond du support, alors que la forme fait figure sur le fond de l'image, qui, elle-même et in fine, repose à la surface du support.
 

 

RÉFÉRENCES

AIMÉ Gérard, GERVEREAU Laurent, KRISTY Nathalie, WILLEMIN Véronique
L'envers des sens, Éditions Alternatives, Paris, 2001.
Je n'ai eu que récemment (juin 2007) connaissance de ce livre qui reprenait déjà la plupart des exemples littéraires cités précédemment, tout en citant justement des sources bibliographiques encore antérieures. Ce livre d'un abord facile est fortement conseillé par l'auteur de ces lignes en ce qu'il s'intéresse aussi aux images à double-sens. Parallèle qui était le projet, supposé original, de cette page devenue obsolète.
VOLTAIRE
Zadig ou la destinée, Éditions Gallimard, 1999, ISBN : 2070409279.

WEBOGRAPHIE

http://www.stosvet.net/9/bonch-osmolovski/
Page en langue russe qui cite les différentes techniques de vers brisés dans leur langue d'origine. Vous y retrouverez certains textes présentés ici, mais aussi des écrits anglais, germaniques, russophones,...

 

 

 

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