MAGRITTE, La Condition humaine II,
MagritteLaConditionhumaine
precedent suivant

 


PLANSITE-------SITEMAP---

 

MAGRITTE ET LE CONTACT ÉQUIVOQUE DE SURFACES.

La Condition humaine II reprend un thème que Magritte a travaillé à de multiples reprises : le tableau dans le tableau. Quoique du plus grand intérêt, cette mise en abîme ne sera pas l’objet de la présente analyse, qui s’essaye à montrer que cette image utilise un contact équivoque de surfaces. Car si nous distinguons bien la peinture de chevalet qui est posée devant le paysage lui ayant servi de modèle, ces deux éléments sont dans une telle relation de coïncidence que leur éloignement réciproque en devient incertain. La mer semble parfois entrer dans la pièce pour s’unir au tableau, tandis qu’à d’autres moments la toile paraît trouer le mur pour aller rejoindre l’océan. Ces deux interprétations contradictoires et successives n’ont rien d’hallucinatoire, puisque nous les voyons clairement lorsque nous cachons certaines parties de l'image. Ainsi, à masquer la partie gauche jusqu’au milieu du chevalet, le tableau reste entièrement dans la pièce, tandis qu’à cacher la partie droite jusqu’à l’embrasure de la porte, la toile s’éloigne pour se confondre avec son modèle. Ce procédé du cache, que nous avons si souvent employé pour visualiser l’alternative offerte par les figures ambiguës, montre une identité des mécanismes plastiques et du conflit que leur utilisation permet de fonder.

Le conflit plastique est le suivant : tandis que le recouvrement indique que la partie droite de la toile est dans la pièce dont elle masque le mur, l’étagement laisse entendre que sa moitié gauche se situe au niveau du paysage, grâce au chevalet qui la porte. Mais, à la différence des figures ambiguës dont l’indécidabilité reste permanente, l’énigme de cette image peut être résolue. L’étagement est incertain, car la hauteur ne marque pas l’éloignement de la toile, mais son élévation au-dessus du sol, en raison de la présence du chevalet. De cette équivoque de l’étagement naît l’ambiguïté. Le recouvrement donne quant à lui une information fiable, et répète d’ailleurs trois fois le véritable échelonnement des éléments. En couvrant le chevalet et le mur, la toile se place déjà de deux manières différentes à l’intérieur de la pièce. Mais, un détail infime lui permet de recouvrir le paysage une troisième fois : la bande verticale de toile blanche clouée sur le côté du châssis. Ce détail est intéressant, en ce qu’il permet de comprendre pourquoi une peinture réaliste ne sera jamais aussi ambiguë qu’une figure géométrique. Le réalisme atténue en effet l’ambiguïté de l’image, en fournissant un ensemble cohérent et redondant d’informations spatiales, qui renient l’interprétation douteuse de l’image. D’où le déséquilibre actuel des interprétations, que les Deux Polygones méconnaissent, puisqu’en l’absence d’informations indispensables, nous hésiterons toujours entre leur contact et leur séparation.


Figure ambigue: Deux Polygones à contact équivoque.

 

Les principales caractéristiques des Deux Polygones étant cependant présentes, cette peinture fait bien partie des contacts équivoques. Deux formes sont partiellement superposées : la toile peinte et son modèle, qui établissent deux relations contradictoires : la contiguïté et la séparation. Mais, ce conflit spatial est déséquilibré, puisque la présence du sol et d’un espace régi par les lois de la perspective font que le caractère illusoire de la contiguïté apparaît après un moment de réflexion. Mais ce déséquilibre ne nous empêche pas d’obtenir, pendant quelques instants, des effets similaires à ceux des Deux Polygones. En effet, si d’un côté nous reconnaissons un paysage distinct et éloigné de la toile, de l’autre, nous pouvons momentanément croire à l’imbrication de la toile dans le paysage. Cette situation fonde donc un nouvel écart entre ces deux images : l’imbrication des formes de la peinture vient remplacer le contact des surfaces du dessin. Alors que le deuxième rectangle de la figure ambiguë donnait le sentiment de se poursuivre derrière le premier, la toile peinte semble de fait s’unir au paysage. Mais, cette situation n’est guère surprenante, puisque les Deux Polygones pouvaient être perçus de la même manière. Une de leurs lectures supposait en effet l’imbrication d’un rectangle et d’une équerre de maçon. Ainsi, à la manière des Deux Polygones, cette peinture hésite entre le contact équivoque de surfaces et celui de contours.

Le déséquilibre de l’ambiguïté entraîne encore cette peinture dans une catégorie bien particulière. Connaissant l’invraisemblance du contact de la toile peinte et du paysage, nous hésitons entre deux interprétations, l’une possible et l’autre impossible, qui font de ce tableau une figure impossible-possible. L’existence de peintures impossibles-possibles ne devrait pas nous surprendre, car le contact de La Montagne Sainte-Victoire était tout aussi équivoque qu’incohérent. Au-delà de leur statut commun de peinture impossible-possible, le tableau de Cézanne et la toile de Magritte se retrouvent encore sur leur utilisation conjointe du contact et de l’alignement équivoques. En effet, pour croire à la contiguïté de la toile peinte et du paysage, nous avons besoin de la continuité illusoire des couleurs et de la ligne d’horizon qui les traversent. Il est vrai qu’une toile blanche, en dépit du recouvrement partiel du paysage, ne suffirait pas à donner l’illusion du contact. En poursuivant le paysage dans la toile peinte, l’alignement équivoque des lignes et des couleurs autorise donc le contact équivoque des surfaces. Mais, alors que le tableau de Cézanne utilisait séparément le contact et l’alignement, la peinture de Magritte nécessite leur emploi conjoint et simultané pour fonder l’ambiguïté de son espace.

Malgré quelques écarts, ces deux peintures n’en procèdent pas moins à un aplatissement de l’espace. L’espace du tableau de Magritte établit une profondeur que le contact équivoque de la toile peinte et du paysage contredit. Le rendu de la profondeur étant de nouveau renié, une remise en cause de la représentation s’opère. Ce tableau de Magritte s’attaque en fait à la représentation d’un espace construit de manière réaliste et minutieuse. Car le meilleur moyen de montrer le caractère illusoire de la représentation picturale est encore d’en utiliser les mécanismes habituels pour mieux les détourner. Et si Magritte opérait déjà ainsi avec Le Blanc-Seing, la portée critique de ces deux toiles est pourtant différente. En révélant ce que notre perception du réel interdit, tous ces morceaux de la réalité cachés par le recouvrement normal des choses, le tableau précédent marquait l’autonomie des moyens de la représentation. Mais, avec La Condition humaine II, Magritte délaisse les possibilités insoupçonnées de la représentation picturale pour s’intéresser à ses limites. Son tableau dans le tableau nous dit que la peinture, qui cherche à s’approcher du monde, en restera toujours éloignée. L’équivoque de cette représentation illustrerait donc l’équivoque de toute représentation réaliste : l’illusion d’une profondeur à laquelle nous succombons alors même que nous connaissons son impossibilité.

Cette peinture serait donc une tentative de désoccultation, non pas des moyens d’un système, mais de l’enjeu de toute représentation picturale. Magritte s’attaque donc de plusieurs manières à la représentation : avec Le Blanc-Seing, le peintre prouve que les mécanismes de la représentation permettent de produire des images que le système perceptif ne saurait proposer, tandis que La Condition humaine II montre que la représentation n’atteindra jamais son modèle. Enfin, Ceci n’est pas une pipe nous oblige à admettre que la représentation ne sera jamais qu’une image. En bref, ces trois manières de dénoncer l’illusion de la représentation picturale réaliste suivent une progression logique. Le Blanc-Seing détourne tout d’abord les moyens plastiques de la représentation classique pour aboutir à une nouvelle image du monde. Puis, La Condition humaine II ne se contente pas du détournement des moyens plastiques, puisqu’elle réclame une approche conceptuelle, la mise en abîme, afin d’opérer une remise en cause généralisée de la représentation picturale. Enfin, le Ceci n’est pas une pipe abandonne les mécanismes plastiques, pour dénoncer par le langage, et donc de manière purement conceptuelle, le caractère arbitraire et illusoire de la représentation. Mais, nous ne traiterons en ce travail que de l’approche plastique de la désoccultation de la représentation.

 

Références :
La Condition humaine II, 1935, huile sur toile, 100 x 73 cm, collection Simon Spierer, Genève.
Reproduit dans :
HAMMACHER A. M.
, Magritte, Ars Mundi, Paris, 1986, ISBN 2-86901-011-7, (voir p. 85).

 

 

 

RETOUR AU SOMMAIRE

RETOUR À L'ACCUEIL

precedent suivant