SALVADOR DALI, Marché d'esclaves avec...,
DaliBusteVoltaire

 


PLANSITE-------SITEMAP---

 

Décembre 2006

J'ai éprouvé et j'éprouve encore d'énormes difficultés à ranger cette image dans la classification plastique toujours perfectible des figures impossibles et ambiguës et cela pour deux raisons. La première est que j'ai longtemps hésité à ranger cette peinture dans les ambiguïtés de la figure ou dans celles du fond. Hésitation normale, puisqu'aujourd'hui, j'incline à penser que nous avons là une ambiguïté qui travaille à la fois la figure et à la fois le fond, sans que nous puissions pourtant la classer totalement dans les ambiguïtés de la figure et du fond. Du coté de la figure (le marché aux esclaves), des formes sont bien prégnantes sur un fond de paysage : au premier plan nous avons sur la table le pied ébréché d'une coupe, au second plan deux figures féminines habillées de noir et blanc bornées sur leur droite par un personnage vu de dos, puis enfin, au-dessus de ces trois personnages et à travers l'arche en ruines, nous percevons une partie de ciel. Maintenant, du coté du fond (le buste invisible de Voltaire), ces trois éléments se retrouvent confinés à l'intérieur d'un même plan : le pied ébréché devient le socle du buste, les deux personnages féminins se transforment en visage de Voltaire et enfin le ciel forme son crâne. Et c'est là que nous avons du fond, puisque le ciel, élément le plus éloigné du paysage, fond par excellence de ce genre pictural, se trouve, en cette seconde interprétation, placé au premier plan, posé sur la table, comme étant le sommet du buste sculpté par Houdon. Ainsi, nous avons une inversion incessante des deux catégories de surfaces, le fond participant parfois au fond (en tant qu'élément du paysage), puis prenant ensuite la place de la figure (en tant que crâne).
La seconde raison est qu'une fois ce premier choix effectué, nous avons encore à choisir parmi les trois mécanismes plastiques de l'ambigu que sont : la superposition, le contact ou l'alignement équivoques. Longtemps, j'ai pensé que nous avions là une superposition équivoque. Cette toile m'évoquait des figures ambiguës connues, qui, à la manière de
Ma femme et ma belle-mère (ci-dessous à gauche), alternent deux images successives à l'intérieur d'un même tracé (celles d'une jeune et d'une vieille femmes). Ainsi, une partie du buste de Voltaire se superpose-t-elle parfaitement aux trois personnages du marché aux esclaves. En cela, la superposition équivoque est patente. Mais que faire du reste : le pied du buste et le crâne de l'écrivain ? En fait, nous avons encore un contact équivoque des contours, puisque les deux lectures de l'image donnent lieu à deux échelonnements distincts et différents. En premier lieu, notre regard découvre au premier plan un compotier posé sur la table, puis s'éloigne vers un trio de personnages, pour venir buter sur l'arrière plan du ciel verdâtre et lointain. En une seconde lecture, les derniers plans s’avancent jusqu'au compotier pour s'associer en un bloc unique et compact qui prend alors la forme du buste de Voltaire. Contact équivoque du contour des pieds des personnages et du compotier ébréché, contact que nous retrouvons dans une figure personnelle : le T (ci-dessous à droite). Mais que faire du ciel verdâtre ? Nous savons en effet que la superficie de ce dernier se poursuit derrière les trois personnages formant la tête, et bien au-delà encore. En ce cas et en ce détail, nous avons un contact équivoque de surfaces qui peuvent tout aussi bien se coller l'une à l'autre pour signifier un crâne que s'échelonner dans l'espace pour retourner au paysage.
 

Double-image : "Ma femme et ma belle-mère", Hill, 1915.Figure ambigue, "T à contact équivoque de contours", pierre noire, fin XXème.

 

Nous avons donc bien, à travers la contiguïté équivoque, un conflit des échelonnements, puisque deux positionnements antagoniques dans l'espace sont successivement acceptables. Mais nous avons aussi, par l'intermédiaire de la superposition équivoque, un conflit de la reconnaissance formelle : deux formes différentes se succèdent sans cesse.
Ainsi pour les deux raisons que nous venons d'évoquer : le mélange improbable et déséquilibré de la figure et du fond de l'image, en même temps que la confrontation exceptionnelle de la superposition et du contact équivoques, nous avons là une peinture qui remet en cause les catégories théoriques des figures ambiguës. L'imagination du peintre ira toujours plus loin que celle du psychologue de la perception, les images peintes seront toujours plus complexes que les croquis en noir et blanc.

Mais, le peintre n'est pas seul à remettre en cause la théorie : certains détails du réel peuvent en arriver au même résultat. Une
photographie de W.C. privés permettra à certains de mieux comprendre les mécanismes à l'oeuvre dans cette peinture. Vous verrez que la photo d'un carreau de faïence au motif floral peut cacher un éléphant, au même titre que le Marché d'esclaves dissimulait un buste de Voltaire.

 

NOTA BENE
Nous sommes seuls à voir le buste invisible, car l'échelonnement de son pied (celui du compotier) contredit l’échange des regards que nous aurions pu imaginer entre la femme accoudée à la table et le
Voltaire souriant. De la place qu’elle occupe, cette femme contemple le marché aux esclaves sans accéder au buste dont la base est située en son arrière. Au mieux, ce regardeur intérieur ne peut voir qu'une tête tranchée posée au sol. Pour que l’ambiguïté soit totale, il eut fallu que le personnage féminin soit accoudé au premier plan, en avant de la table. Ainsi, alors que le regardeur extérieur perçoit librement l'alternative proposée : le marché aux esclaves et le buste d'un philosophe libertaire du siècle des Lumières, le regardeur intérieur, prisonnier de la toile, hésite entre l'esclavage et la hache du bourreau.

 

 

 

RÉFÉRENCES
Marché aux esclaves avec apparition invisible du buste de Voltaire, 1940, huile sur toile, 46.2 x 65.2 cm., The Salvador Dali Museum, St.Petersburg, Floride.
Reproduit dans :
DESCHARNES R., NÉRET G.,
Salvador Dali, 1904-1989 (vol. I), Benedikt Taschen, Koln, 1994, (voir p. 331).
Webographie :
http://www.iforum.umontreal.ca/Forum/2005-2006/20060410/R_4.html
Explication neuro-cognitiviste des interprétations du buste.

 

ADDENDUM 1
Un autre dessin trouvé sur le web montre que les images peintes ou dessinées (et, pire encore, le réel) sont toujours plus complexes que les figures impossibles et ambiguës utilisées par les psychologues de la perception. Ce paysage-visage reprend en effet presque exactement la même structure que le
Marché aux esclaves de Dali. Là encore, le fond de l'image, ce ciel immaculé, devient ensuite le front dégarni du personnage. Il faudrait presque se poser la question de savoir si ce dessin, dont je n'ai pas les références, ne serait pas antérieur à la toile surréaliste, dont il pourrait alors constituer une des influences possibles.
 

Double-image : "Paysage-Visage", inconnu, début XXème.

ADDENDUM 2
Encore une autre image. Cette affiche annonce l'artiste de vaudeville
Tom Elder Hearn, un jongleur comique qui joua au début des années 1900. Il semble donc que la problématique des visages qui utilisent tout autant des figures que des parties du fond soit plus ancienne que ne le laissait penser la toile de Dali.
 

Double-image : "Paysage-Visage", inconnu, début XXème.

 

 

 

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