GYSBRECHTS Cornelis Norbertus, Chevalet chantourné,
Gysbrechts, "Trompe-l'oeil en forme de chevalet", Statens Museum for Kunst, Copenhague.
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Avril 2014

LE CHANTOURNÉ OU LES BOIS DÉCOUPÉS

Dans on article sur le Trompe-l'oeil, Wikipedia nous apprend : Vers la fin du XVIIe siècle, le trompe-l'oeilliste le plus fécond, Cornelis Norbertus Gysbrechts, ne se contentant pas de la forme rectangulaire, réalise la découpe compliquée d'un chevalet contre lequel il dispose un tableau, retourne une palette, ajoute une nature morte et une miniature, le tout découpé dans le bois. Ce type de travail fût tout autant dénommé bois découpé que chantourné en raison de la découpe complexe que nécessitaient les nombreux éléments associés sur un seul et même panneau.

1. LE CHANTOURNÉ DU CHEVALET

Ainsi, à la manière de l'amateur des Beaux-Arts vu précédemment, vous pourriez par un soir hivernal entrer dans l'atelier du peintre pour apercevoir dans la pénombre, curieux et intéressé, la dernière oeuvre de l'artiste posée sur un chevalet où se côtoient et s'accumulent le croquis préparatoire et les instruments de l'art. Puis, vous approchant pour saisir le croquis ou déplacer le chiffon, vous auriez compris que tout n'était que peinture sur un seul et même panneau de bois découpé. Votre oeil trompé, vous auriez certainement été amusé par ce trompe-l'oeil d'un type inédit. Pourtant, tant l'
Envers d'un tableau que les premiers chantournés de Gysbrechts ont visé plus haut. Gysbrechts, qui fût peintre de la cour du roi de Danemark entre 1670 et 1672, y réalise avec cette oeuvre son premier chevalet chantourné. Ce chevalet, qui porte une miniature du souverain, fut peint à l'occasion du couronnement de Christian V du Danemark. Eva de la Fuente Pedersen, conservatrice au Musée royal de Copenhague, nous apprend les faits suivants : Un autre chantourné - montrant un chevalet portant une nature morte et l'envers d'une peinture à ses pieds, le panneau réel est découpé pour suivre les contours des objets peints sur lui - est décrit dans le premier inventaire du Cabinet royal de Curiosités de 1674. À l'époque, le Cabinet royal de Curiosités est encore logé au château de Copenhague, mais quelques années plus tard, lorsque le monarque mis en place le cabinet dans un nouveau bâtiment, les actuelles Archives nationales danoises, le chevalet (chantourné) est devenu une partie de la décoration de la salle d'entrée où il a vraisemblablement été rejoint par l'Envers d'un tableau.
 

Cornelis Gysbrechts, "Chevalet chantourné", huile sur bois, vers 1670.


Si l'
Envers d'un tableau marque une fin de la peinture, le chantourné d'un chevalet est tout aussi révolutionnaire en ce qu'il préfigure d'autres voies de la contemporéanité. L'envers d'un tableau dévoile le support à la fois comme cadre et comme élément matériel. La toile apparue à la fin du Moyen-Age avec l'abandon du retable d'autel qui en faisait un élément ne se suffisant pas à lui-même d'un ensemble qui le dépassait en l'incluant, devient un morceau autonome et mobilier. Mais, le morceau de Gysbrechts qui, paradoxalement à la manière d'anciens polyptyques peut être retourné, marquait une fin du tableau en ne représentant rien d'autre que lui-même. Aucun récit, aucun symbolisme, aucune veduta ne viennent s'inscrire à la surface de la toile, si ce n'est la minutieuse représentation de son envers. La toile n'est que toile et même la représentation qui la recouvre renvoie à sa matérialité et à son statut d'objet.
Le chantourné au chevalet procède de même. Car si son découpage pourrait nous faire croire à un retour au retable, son thème renvoie à une autre fin de la peinture. Cette fin déjà abordée dans la page précédente concerne le cadre. Ainsi,
Stella devrait être considéré comme un nouveau chantourneur et Mas o Menos comme un retour à la technique du chantourné. Son cadre découpé ne diffère de celui des chantournés classiques qu'en ce qu'il ne prétend pas reproduire le réel. Car, en ce qui concerne le sujet, ou plutôt son abandon, nous restons dans la mise en abyme. Tandis que Stella se contente de répéter les bords du cadre par les lignes tracées quasi mécaniquement à la surface de la toile, Gysbrechts peint un chevalet sur la forme d'un chevalet et l'envers d'une toile sur l'avers d'un tableau. Tous deux mettent en scène un cercle vicieux qui va de la trace peinte au support pour revenir ensuite du support à la trace peinte. En cela, la différence n'est que d'apparence qui veut que le premier se contente de motifs géométriques, apparus avec l'art abstrait, alors que le second en reste aux éléments figuratifs de son temps.
Mais, la figuration permet en revanche à Gysbrechts de se servir d'une autre technique qui, en certains de ses usages, en arrive aussi à remettre en cause la représentation. Car, en dépit de la thématique connue de l'atelier du peintre, ce chantourné utilise le trompe-l'oeil pour une autre fin. À ne pas tenir compte du croquis peint,
Les attributs du peintre (voir la première page) restaient dans le cadre de la toile. Ainsi, en-dehors d'une possible mise en scène (rideau réel masquant la peinture,...) l'évidence des limites de la toile signifie la présence d'une représentation dont le véritable thème, en-deça d'une mise en abyme du travail pictural, pourrait être un réalisme poussé à son extrême, l'aboutissement de la mimesis antique à travers la virtuosité du peintre. Avec ce chantourné, nous sortons de ce cadre pour en arriver à une installation, au sens que nous connaissons depuis la fin des années 1950. Lorsqu'il est perçu dans la pénombre de l'atelier du peintre ou dans l'ombre d'un cabinet de curiosités, ce chevalet peint accède par le débordement du cadre à un autre statut. Avec lui, nous délaissons la magie perdue du trompe-l'oeil classique, trop vu et trop connu, trop cadré et trop bien encadré, pour accéder à l'irruption d'un nouveau réel feint et d'une nouvelle feinte du réel, ou pour le moins de l'évidente matérialité de la représentation. Ce morceau de bois contourné ne marque pas un retour au retable mais désigne une fin de la peinture comme représentation. À l'intérieur d'une représentation singulière, singulière par son contournement qui en arrive à nous faire un instant douter de son caractère représentatif, nous assistons au dévoilement du travail de toute représentation : les outils et 'objet fini, les moyens de production et les fins. Quelques modernes n'auront plus qu'à installer un véritable chevalet portant une véritable toile et de véritables pinceaux pour nous faire croire à une critique nouvelle de la représentation, alors même qu'ils se contentent de sortir de son champ pour nous faire accéder à la plus plate des présentations. Quand bien même auront-ils mis quelques choses en scène dans l'espace de présentation de la galerie ou du musée, quand bien même seraient-ils en représentation d'eux-mêmes, je ne vois guère ce que Gysbrechts aurait à leur envier.

2. LE CHANTOURNÉ DU VIDE-POCHES

Mais un autre thème fût aussi à la mode en ces temps méconnus : le Vide-poches. La problématique du vide-poches est toute différente, car en dépit de la technique du chantourné, nous revenons avec ce thème à l'utilisation traditionnelle du trompe-l'oeil. Quelqu'un entrant dans la pièce d'un amateur d'art serait simplement tenté de prendre dans sa main l'un des éléments qui sont présentés en ce présumé vide-poches, sans qu'il soit ici question d'une supposée oeuvre à contempler. Une fois la supercherie démasquée, le regardeur n'aurait pas à se poser la question de la représentation et se contenterait d'évoquer les vertus de la mimesis et l'habileté de l'artiste.
Tous ces objets, car nous pouvons avec le chantourné parler d'objet, pouvaient tout autant être destinés à la bourgeoisie qu'aux amateurs d'art. Se pourrait-il que le vide-poches ait eu pour but de réjouir le bourgeois satisfait d'avoir trompé ses invités, tandis que le chevalet en trompe-l'oeil aurait été intégré au cabinet de curiosités d'un amateur plus éclairé ? Car si le bourgeois ne pouvait prétendre à l'exercice de la peinture, l'amateur d'art, en son cabinet de curiosités, aurait certainement été heureux de laisser croire à l'achat d'une nouvelle oeuvre ou, mieux encore, d'aborder avec ses invités le paradoxe de la représentation classique qui feint le réel par une image produite avec des moyens sans rapport avec la réalité décrite sur la toile. Le chevalet chantourné ne trompe pas l'oeil, il détrompe le cerveau.
 

Gysbrechts, "Trompe-l'oeil en forme de vide-poche", kunsthandel David Koetser.


3. LES AUTRES CHANTOURNEURS

Gysbrechts est loin d'être le seul à avoir chantourné le bois puisque cette pratique devînt ensuite à la mode dans toute l'Europe. Antoine Fort-Bras (ou Forbera) a peint son Chevalet chantourné. Mais à la différence de celui de Gysbrechts (le seul visible sur le web et en cela non représentatif), Forbera revient à une présence beaucoup plus marquée du croquis préparatoire. Ce détail, qui pourrait signifier l'intérêt de l'artiste pour le questionnement de la représentation, nous égare. Car, ici, se trouvent réunis un soi-disant croquis à la sanguine, deux gravures, une toile à l'huile encore fraîche et une autre, de plus petit format et plus ancienne. Le registre de ce peintre relève donc plus de l'affichage d'une virtuosité, qui, par l'entremise de la peinture à l'huile, est tout autant capable de reproduire l'apparence matérielle de différentes techniques que l'artiste avait alors à sa disposition que différents styles d'artistes de son époque (à ce sujet voir un article de Catherine Auguste). Nous n'avons donc là qu'un fort à bras se prenant pour un fier à bras.
 

FORT-BRAS Antoine, "Chevalet chantourné", 1686, huile sur toile, Musée Calvet, Avignon.

 

Afin de ne pas compliquer les choses, nous ne parlerons pas des innombrables installations qui ont vu le jour dès la fin des années 50, installations auxquelles pourraient, peu ou prou, être appliquées les théories de la modernité évoquées avec Gysbrechts. Mais, plus près de nous, Saül Steinberg a réalisé des trompe-l'oeil similaires dans le courant des années 80-90, trompe-l'oeil qui, tout en ne prétendant pas à ce statut, sont plus proches de Gysbrechts que des conceptuels, installateurs ou performeurs contemporains.
C'est qu'ici, hormis la table qui pourrait faire office de table, tout est faux-semblant assumé, affiché et revendiqué. Les feuilles sont peintes à même le bois, les instruments du dessinateur découpés dans du balsa et les perspectives de volumes pourtant bien réels aplanies pour donner l'illusion du dessin (gobelet). Ainsi, avec Steinberg, nous sommes dans la dérision d'un graphiste qui fait entrer le dessin dans la sculpture, au point que la sculpture s'en retrouve toute retournée dans son expression du réel. Le faux-semblant est assumé et surjoué afin que la matérialité du support et des matières soit exacerbée et que tant le geste du dessinateur sur le bois peint que le coup de canif du sculpteur sur le balsa trop tendre apparaissent comme tels. Ici, nul besoin de la mimesis pour pousser la représentation dans ses derniers retranchements, mais la simple mise en évidence du travail et l'évident affichage des moyens, tant intellectuels que techniques, employés. Toute cette ironie pour en arriver à une oeuvre dont on ne saurait dire si elle est une sculpture dessinée ou un dessin appliqué à une sculpture.
 

STEINBERG Saul, "Table with Knife", 1981, techniques mixtes sur bois.

 

FIN DE GYSBRECHTS ET FIN DE LA PEINTURE

Qu'un peintre classique de genre mineur ait pu produire, en l'espace de quelques années, des toiles comme l'Envers d'un tableau et Les attributs du peintre et un chantourné Trompe-l'oeil en forme de chevalet auraient dû depuis longtemps alerter la planète de l'art. Car, ici, nous ne pouvons croire au hasard ou aux aléas d'un trompe-l'oeil qui serait manipulé en tous sens. En chacune de ces trois oeuvres, des problématiques censées être apparues avec l'art moderne et contemporain sont posées. Mais, sous le pinceau de Gysbrechts, le trompe-l'oeil devient un prétexte : le moyen de mettre en évidence les limites d'une représentation qui en arrivait à lasser les classiques. En cela, la fin de la peinture fût réalisée bien avant la date donnée par les histoires de l'art. Mais comme toute fin, celle-ci donna lieu à de nouveaux recommencements. Ainsi, tout au long du XVIIIème siècle, le trompe-l'oeil put continuer à amuser le bourgeois, tandis que néoclassicisme et romantisme rejouèrent les anciens combats picturaux autour de l'imitation. Il fallut donc attendre deux nouvelles révolutions artistiques, la moderne et la contemporaine, pour nous faire croire à de nouvelles fins, puis à de nouveaux horizons. Mais hormis l'art abstrait, qu'avons-nous vu de nouveau sous le soleil ?

En conclusion de
La peinture dans la peinture, Pierre Georgel, en des termes plus choisis et avec des arguments légèrement différents, parle ainsi de l'art moderne et contemporain qui se prétendent moderne pour l'un et contemporain pour l'autre :
Il est pourtant frappant de constater que la plupart des formules exploitées par l'art contemporain pour s'interroger et se définir lui-même existaient depuis longtemps. Les "peintre et son modèle" de Picasso, les "ateliers" de Matisse, de Braque, de Lichtenstein, poursuivent directement le procès de la création instruit dans tant de scènes comparables. Les célèbres "fenêtres-métaphores" de Delaunay et de Matisse, puis celles des surréalistes, les miroirs, les écrans, les petits théâtres de Magritte, renouvellent - avec des variantes trop évidentes pour qu'il soit besoin de les souligner - des motifs utilisés depuis des siècles pour désigner les deux caractères essentiels du tableau : sa qualité de surface peinte et sa capacité d'ouverture sur l'ailleurs.... Les mille "jeux sur le tableau", pouvant aller jusqu'à la mise à nu du support, par lesquels nos contemporains cherchent à atteindre le "degré zéro" de la peinture avaient eu pour le moins de nombreux antécédents à l'époque maniériste et à celle de Rembrandt.... Enfin le passage de l'oeuvre d'art traditionnelle à la catégorie des "comportements", performances et "actions" diverses ne fait à certains égard que transporter hors des limites de la mimesis le processus traditionnel de l'auto-représentation.
(pp. 249-250).
Voilà donc ce que les anciens peuvent nous apprendre des modernes.

 

PAGE SUIVANTE : Bailly, pour une autre mise en abyme temporelle (A VENIR DANS L'AVENIR).
PAGE PRÉCÉDENTE : Gysbrechts et l'Envers d'un tableau.

 

 

ICONOGRAPHIE
FORT-BRAS Antoine,
Chevalet chantourné, 1686, huile sur toile, 162x95 cm., Musée Calvet, Avignon.
GYSBRECHTS Cornelis Norbertus,
Cut-Out Trompe l'Oeil Easel with Fruit Piece, 1670-1672, huile sur panneau de bois découpé, 226x123 cm., Statens Museum for Kunst, Copenhague.
Trompe-l'oeil en forme de vide-poche, huile sur panneau de bois découpé, 69,7x25,7 cm., 1668-72, collection particulière, Pays-Bas.
Trompe-l'oeil en forme de vide-poche, huile sur panneau de bois découpé, 66x26 cm., vers 1677, Zürich/New York, kunsthandel David Koetser.
Trompe-l'oeil en forme de chevalet, huile sur panneau de bois découpé, 226x123 cm., vers1670, Statens Museum for Kunst, Copenhague.
STEINBERG Saül,
Table with Knife, 1981, mixed media on wood, 104.1 cm x 61 cm x 45.7 cm.
STELLA Frank,
Mas o Menos, 1964, Poudre métallique dans émulsion acrylique sur toile, 300x418 cm, M.A.M. Centre Pompidou.

BIBLIOGRAPHIE
GEORGEL Pierre, LECOCQ Anne-Marie, Catalogue d'exposition
La Peinture Dans La Peinture, Musée Des Beaux-Arts de Dijon, 1983, ISBN 287660003X
Aucune toile de Gysbrechts n'est reproduite mais il est cité et ses problématiques y sont largement débattues.

WEBOGRAPHIE
http://explore.rkd.nl/explore/images/21319
Gysbrechts, Trompe-l'oeil en forme de chevalet, Statens Museum for Kunst, Copenhague.
http://explore.rkd.nl/en/explore/images/204569
Gysbrechts, Trompe-l'oeil en forme de vide-poche, kunsthandel David Koetser.
http://explore.rkd.nl/en/explore/images/21357
Gysbrechts, Trompe-l'oeil en forme de vide-poche, collection particulière, Pays-Bas.
http://www.meublepeint.com/forbera-le-chevalet-du-peintre.htm
Bel article de
Catherine Auguste sur le bois de Fort-Bras (dit aussi Forbera).
http://www.photo.rmn.fr/cf/htm/CPicZ.aspx?E=2C6NU0VBAPZ9
Mas o Menos de Franck Stella.

 

 

 

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