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"L'arcimboldesque ou la stupide superposition équivoque"

 


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INTRODUCTION

Ce site consacré aux ambiguïtés et impossibilités de la représentation spatiale suggère, dans son infinie sagesse et dans sa :
Classification toujours perfectible des figures impossibles et ambiguës,
que trois principes plastiques permettent de classer les différentes figures présentées ici. Les deux premiers principes, que sont le contact et l'alignement, aboutissent à des conflits d'échelonnements, en ce qu'ils utilisent plusieurs éléments. Le troisième, la superposition équivoque, parce qu'elle travaille une seule forme ou un conglomérat de formes pouvant être perçu de deux manières contradictoires, en arrive habituellement à des ambiguïtés d'orientations.
Une technique, qui n'est pas sans évoquer la pratique archaïque du remplissage, permet, sans grand effort, de créer des superpositions équivoques. Deux procédés aboutissent à ces images sans noblesse que nous classerons, en dépit de leur glorieuse origine, dans le bas de gamme de la superposition équivoque. La première consiste à remplir une forme, non pas avec une autre forme mais avec une matière, qui, de ce fait, peut prendre n'importe quelle apparence. Ainsi, il est de notoriété publique (
Gombrich, voir Bibliographie) qu'Andrea Mantegna s'est amusé à placer un visage dans les nuages de Minerve chassant les Vices du jardin de la Vertu (détail ci-dessous à gauche). En fait, à y regarder de plus près, nous pouvons distinguer trois personnages se chevauchant à gauche (le premier aux cheveux libres et les deux suivants chapeautés) et encore un quatrième qui, perruqué et poudré, semble les observer de son contre-jour contrapuntique. Pire, ce peintre s'est encore complu à placer un cavalier, homme et cheval compris, dans le Saint Sébastien de Vienne (ci-dessous à droite).

Andrea Mantegna, "Minerve chassant les Vices du jardin de la Vertu", détail des nuages Andrea Mantegna, "Saint Sébastien", Vienne, détail des nuages

 

L'autre procédé est encore plus répandu. Prenez encore un visage (ou toute autre forme comme nous le verrons plus loin) et remplissez là avec des éléments bien définis qui sont malléables ou vont être accumulés, superposés, pour se recouvrir les uns les autres afin d'opérer le remplissage de la forme choisie à l'avance. Arcimboldo est le peintre qui a su mettre à l'honneur et au goût du jour de la cour de Vienne et de celle des surréalistes ce procédé que vous retrouvez parfois dans le travail de vos chers bambins auxquels le maître a demandé d'apporter plein d'objets devenus inutiles afin de procéder à un recyclage plastique qui, tout en épargnant la déchetterie de la commune, enorgueillira à jamais les murs de votre F3 de banlieue. Ainsi, la peinture de gauche présente ce qui semble être le visage de l'hiver, où s'accumule, s'entasse et se superpose bêtement la flore de cette saison, tandis qu'un épigone, semble-t-il méconnu, (ci-dessous à droite) s'est, quant à lui, empressé de représenter la terre en bourrant un second profil avec la faune connue à l'époque par les habitants de cette planète apparemment digne d'intérêt.

 

Arcimboldo, "L'hiver", huile sur toile, fin XVIèmeAnonyme, "Terra", visage composite, dessin.

 

Nous pouvons poursuivre l'énumération absurde de toutes ces accumulations. Ainsi, comme nous le montre cette caricature allemande de Napoléon (ci-dessous à gauche, reproduite dans L'oeil samuse, p. 68, voir Bibliographie), il est encore possible de remplir un visage avec des cadavres. Puis, en un contrepoint subtil quoique prévisible, une carte postale française du début du XXème siècle offre ensuite le remplissage libidineux à l'aide de corps voluptueux du visage d'un homme, qui se croit roué alors même que les femmes en ont fait l'instrument qui leur permet de tisser le fil de la vie de celui qui se prétend tel : Le rouet.

 

Caricature allemande, "Napoléon", visage composé de cadavres.Carte postale, "Un roué", visage composite, début XXème

 

Mais, ne nous arrêtons pas en si bon chemin : le remplissage n'est pas l'apanage de l'occident. Cette estampe japonaise de Kuniyoshi (ci-dessous à gauche) ne fait qu'inventer, répéter, ou réinventer ce que d'autres ont fait ailleurs avant, auparavant ou même après. Une autre estampe des années 1850 (ci-dessous à droite, reproduite dans L'oeil samuse, p. 17, voir Bibliographie) reprend peu ou prou le système de l'épigone d'Arcimboldo. Cette fois ce n'est plus tant la personnification de la Terre qui se remplit d'animaux qu'un animal : une simple chatte qui, en une paraphrase détournée et anticipatrice de L'origine du monde de Courbet, apparaît en tant qu'entassement, accumulation, superposition de chatons marquant l'alpha et l'oméga de son incarnation terrestre.

 

Utagawa Kuniyoshi, "Visage composite", estampe japonaiseEstampe japonaise, "Animal composite", 1850.

 

Poussons maintenant ailleurs, allons en Inde. Nous retrouvons, là encore, cette manie du remplissage, si ce n'est que la civilisation indienne possède un contenant privilégié : l'éléphant. Ainsi, les Éléphants composites montés par des démons, miniature à l'encre de l'école du Deccan datée de 1809, présente une multitude d'animaux enchevêtrés à l'intérieur des silhouettes pachydermiques. De même l'image de droite se sert de la forme éléphantesque pour y accumuler des femmes. Cette miniature ne fait que reprendre une tradition classique bien connue où Krishna monte un éléphant rempli de ses gopis.

 

Miniature indienne, "Eléphants composites montés par des démons", école du Deccan, 1809.Carte postale indienne, "Eléphant rempli de gopis", XXème

 

On l'aura compris, je n'aime guère ce type de superposition équivoque, ce bas de gamme de la superposition équivoque. Les raisons en sont multiples. On pourrait tout d'abord croire que cette défiance est due au fait que nous sortons là des ambiguïtés spatiales auquel ce site est consacré. Il est un fait que les nuages de Mantegna ne modifient en rien l'échelonnement et l'orientation de ses éléments lorsque nous passons d'une forme à l'autre. En fait, Mantegna ne met pas en concurrence des formes contradictoires et successives, puisque les nuages n'ont pas de forme particulière (ce qui les rend d'ailleurs si propices à la vision de Mickeys, Christs et autres animaux extraordinaires) mais une matière informelle avec une forme définie. Il est tout aussi vrai qu il n'en va pas de même avec le second procédé, où une forme principale s'oppose à une multitude de formes diverses. Car la méthode arcimboldesque fait que les formes de remplissage ne peuvent pas suivre l'orientation et l'échelonnement de la forme remplie. Leur fonction consiste à recouvrir la superficie de la forme remplie et d'en épouser les contours. En disant cela, on comprend que la problématique des relations spatiales est le cadet des soucis de cette pratique. Il n'en reste pas moins que la principale critique, que nous pouvons formuler à l'encontre de cette technique, est qu'elle permet de remplir n'importe quelle forme avec n'importe quelle autre forme. C'est ainsi que les formes de remplissage peuvent s'articuler, ou, pire encore, être désarticulées (plantes animaux, corps humains) de manière à leur faire épouser les contours de la forme principale. De même, qu'il est encore possible de leur faire subir des recouvrements partiels, afin d'éviter d'en passer par une improbable imbrication, recouvrements qui, tout en ne nuisant pas à leur reconnaissance, faciliteront leur entassement. N'est pas Escher qui veut !

Ainsi, nous serions amenés à penser qu'il n'y a pas de superposition équivoque intelligente, qu'il suffirait de bourrer avec des objets de toute provenance n'importe quel sac en tissu transparent découpé selon une forme connue, pour en arriver à l'extase supposée de l'ambiguïté révélée : l'arcimboldesque. Et c'est là que nous allons retrouver des figures ambiguës qui nous éloignent fort heureusement de cette définition possible, mais tout autant primaire que galvaudée, de la superposition équivoque.

LE LAPIN-CANARD

Cette figure populaire, étudiée par Joseph Jastrow, met en concurrence une forme avec une autre forme. Nous n'avons là aucun effet de remplissage et donc ni recouvrements ou désarticulations improbables. Ces deux formes se superposent totalement et parfaitement, et, une fois prévenus, nous pouvons passer incessamment de l'une à l'autre. Cette situation est si rare que nous ne connaissons que peu d'images de ce type. Ainsi, Block et Yuker présentent dans leur livre (voir Biblio) : le célèbre Lapin-canard (ci-dessous à gauche), l'Esquimau-indien (ci-dessous à droite), l'Oie sauvage-faucon, le Phoque-âne, le Canard-écureil, le Lapin-indien, l'Homme-rat et le bien connu Ma femme et ma belle-mère que nous aborderons plus tard, car cette image pose une problématique différente. Pourtant, une nouvelle figure a été récemment découverte : la Baleine-kangourou. Il faut donc absolument aller voir cette page :
https://www.ocf.berkeley.edu/~jfkihlstrom/AWK.htm
qui, bien qu'en anglais, permet de comprendre comment travaille un psychologue de la perception, professeur à l'Université de Berkeley. Car la
Whale-kangaroo a donné lieu à de multiples questionnaires. Ainsi, des paramètres, tels que l'orientation de la figure, la nationalité des questionnés et même la saison où étaient posées les questions, ont été utilisés afin de connaître l'image qui s'imposait en premier à la vue des cobayes humains !

 

Joseph Jastrow, "Lapin-canard", figure ambigue.Double-image, "Esquimau/visage d'indien", dessin.

 

Quoiqu'il en soit, en voyant ces figures, n'importe quel quidam un tant soit peu doué de raison se rendrait compte qu'il suffit la plupart du temps de renverser le sens de lecture, gauche-droite, droite-gauche, pour passer d'une interprétation à l'autre. Ainsi, bien que le nombre de ces superpositions équivoques soit limité (à la différence de l'infini de l'arcimboldesque), une fois les formes idoines trouvées, la technique utilisée par le dessinateur reste relativement simple : le jeu consiste à superposer totalement et parfaitement, à l'intérieur d'un plan frontal ou légèrement biaisé, les deux formes qui se dirigent dans deux directions opposées. La technique du regardeur est encore plus simple : une fois les formes connues, il lui suffira d'orienter volontairement vers la gauche ou vers la droite son balayage visuel pour retrouver telle ou telle forme. Mais du coté du psychologue de la perception, si l'image fabriquée par la main et reconnue par le cerveau suit ce processus, ne pourrait-on pas supposer que la toute première image perçue n'en fasse de même ? Quoiqu'il en soit, avec ces figures nous n'en sommes arrivés qu'au milieu de gamme de la superposition équivoque. Abordons donc le haut de gamme.

MA FEMME ET MA BELLE-MÈRE

Deux autres figures ambiguës bien connues vont plus loin encore, qui nous permettent enfin d'accéder au haut de gamme de la superposition équivoque. Le Cube de Necker (ci-dessous à gauche) peut tout aussi bien être perçu en plongée qu'en contre-plongée, de même que Ma femme et ma belle-mère de Hill (ci-dessous à droite) présentent deux visages successifs et contraires : une vieille dame vue de trois-quart avant et une jeune femme qui, du fait qu'elle détourne la tête, est perçue de trois-quart arrière.

 

Figure réversible : "Cube de Necker".Double image : "Ma femme et ma belle-mère", Hill.

 

En quoi ces nouvelles images se distinguent-elles des précédentes ? En premier lieu, nous avons là l'opposition d'une forme avec une seule autre forme mais cette fois de même nature : un cube s'oppose à un autre cube, une femme s'oppose à une autre femme. En second lieu, nous en arrivons à une superposition équivoque qui travaille les orientations nettement marquées et pourtant contradictoires d'une même forme globale. Ainsi, l'orientation dans la profondeur de l'espace du Cube est évidente : nous avons deux vues différentes sur un volume tridimensionnel. Le problème est que nous connaissons les limites mathématiques des figures réversibles puisque leur inventaire, semble-t-il exhaustif, a été réalisé (Hochberg Julian, Brooks Virginia, The Psychophysics of Form: Reversible-Perspective Drawings of Spatial Objects, American Journal of Psychology, Vol. 73, No. 3, Sep. 1960, pp. 337-354). Passons alors à ces deux Femmes mêlées et entremêlées qui pour moi exprime la perfection de la superposition équivoque. Nous n'avons plus là une opposition de plongée et de contre-plongée, mais une contradiction de plan fuyants qui se croisent à 90°. Mais alors qu'il est relativement facile de superposer des volumes géométriques aux tracés réguliers, il est remarquable d'avoir su déceler dans la réalité d'un visage le second visage que pouvait receler une première vue de trois-quart. Enfin, pour sortir du contexte graphique auquel nous nous sommes cantonnés jusque là, le conflit plastique de ces deux visages supporte une autre réalité : ici, par un simple glissement du regard nous parcourrons une vie entière de la jeunesse à la vieillesse. Constat qui justifierait à lui seul que leurs visages se détournent l'un de l'autre pour regarder dans deux directions différentes : l'avenir et le passé.


ADDENDUM

Je vous conseille d'aller à la page suivante afin de mieux connaître l'histoire de cette image, qui, du fait qu'elle a beaucoup voyagé, a beaucoup évolué :
http://mathworld.wolfram.com/YoungGirl-OldWomanIllusion.html

 

BIBLIOGRAPHIE
CATALOGUE D'EXPOSITION
À la cour du grand moghol, Bibliothèque Nationale, 1986, ISBN 2-7177-1742-0. Galerie Mansart du 6 mars au 16 juin 1986.
HOCHBERG Julian, BROOKS Virginia,
The Psychophysics of Form: Reversible-Perspective Drawings of Spatial Objects, American Journal of Psychology, Vol. 73, No. 3, Sep. 1960, pp. 337-354.
ROTHENSTEIN Julian, GOODING Mel,
L'oeil s'amuse : illusions optique, rébus, images cachées, Éditions Autrement, Paris, 2000.

ICONOGRAPHIE
Chat et chatons
,
Estampe sur bois, Japon, vers 1850 (reproduit dans "L'oeil samuse", p. 17, voir
Biblio).
Combat d'éléphants composites montés par des divs
,
encre sur papier réhaussée d'or et de rouge, École moghole provinciale, seconde moitié du XVIIème siècle, 117x119 mm., B.N.F., Mss, Or., Smith-Lesouëf 247, f. 33, album Shir Djang (reproduit dans "A la cour du grand Moghol", p. 149, voir
Biblio Arts)
Éléphant composite rempli de gopis,
Copie d'une peinture murale, palais de Jaïpur, Rajasthan, Inde, 1710 (reproduit dans "L'oeil samuse", p. 32., voir
Biblio).
ARCIMBOLDO,
L'hiver, 1573 (copie du tableau d'Arcimboldo de 1563), huile sur toile, Musée du Louvre, Paris.
KUNIYOSHI Igusa aussi appelé KUNIYOSHI Utagawa (1797-1861),
Even thought she looks old, she is young, estampe sur bois, 36,5 x24,3 cm., 1847-1848, museum Kunst palast, Düsseldorf (reproduit dans "L'oeil samuse", p. 20, voir Biblio).
MANTEGNA Andrea,
Minerve chassant les Vices du jardin de la Vertu, vers 1497-1502, huile sur toile, 160 x 192 cm., musée du Louvre, Paris.
Saint Sébastien, 1457-1459, Musée historique de Vienne.

WEBOGRAPHIE
http://expositions.bnf.fr/inde/grand/cgm_134.htm
Combat d'éléphants composites (voir références ci-dessus).
http://ngm.nationalgeographic.com/wallpaper/img/2007/oct07-02-1280.jpg?pid=MT
Le meilleur de la superposition équivoque : des flamants roses prennent sans le savoir la forme d'un immense oiseau (photo du National Geographic !).
https://www.ocf.berkeley.edu/~jfkihlstrom/JastrowDuck.htm
Tout sur l'image du
Lapin-Canard.
http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Even_thought_she_looks_old,_she_is_young.jpg
Une estampe de
Kuniyoshi Igusa (1797-1861) : Even thought she looks old, she is young.
http://commons.wikimedia.org/wiki/File%3AWahre-Abbildung-des-Eroberers-Napoleon.png
Napoleon Bonaparte, Empereur des Français, 1815, caricature allemande d'après un original allemand de Johann Michael Voltz (1814).

 

 

 

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