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"La perspective forcée : une pratique à la mode " |
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Août 2013 AVANT- PROPOS Depuis quelques années, la perspective forcée est à la mode sur les sites web de distraction dont les rubriques portent des titres aussi accrocheurs que : fun, awesome, amazing, unbeleviable. Au point que tout un chacun s'amuse maintenant à user et abuser de la perspective forcée dans ses photos personnelles et touristiques. Voici quelques sites, parmi les centaines parsemant le web, qui parfois proposent des pages consacrées à la perspective forcée :
Si vous avez la curiosité de parcourir ne serait-ce que deux sites, vous vous rendrez bien vite compte que les webmasters de ces sites utilisent abondamment le copier/coller. 1. LES PRINCIPES DE LA PERSPECTIVE FORCÉE La perspective forcée est souvent mal comprise. Ainsi la page Wikipedia consacrée à cette technique dit : La perspective forcée est, au cinéma ou au théâtre, un procédé visuel destiné à donner une impression de profondeur, ou à simuler des différences de taille entre des objets ou des personnages intervenant dans une même scène. Cette manière de voir les choses ne sera pas défendue ici, puisque nous postulerons au contraire que cette perspective contracte l'espace au lieu de le dilater. En ce sens, nous parlerons souvent de contact équivoque, un des trois principes plastiques qui, avec l'alignement et la superposition équivoques, permettent d'expliquer ou de fabriquer la plupart des ambiguïtés spatiales étudiées sur le site. 2. DE LA BONNE UTILISATION DE LA PERSPECTIVE FORCÉE Seules quelques rares personnes ont su trouver une utilisation originale de la perspective forcée. Martin Parr, qui s'intéresse au tourisme de masse, a pris plusieurs pratiquants ordinaires de cette perspective dans une même photographie. Vous n'avez pas là devant vous des adeptes du taï-chi, mais de simples touristes qui posent devant l'objectif de leur comparse afin d'obtenir l'image qui laissera croire à leur famille ébahie, collègues de bureau et voisins de quartier qu'ils retiennent de leurs bras tendus la tour de Pise. De son point de vue décalé, Martin Parr vous permet non seulement de comprendre la technique de la perspective forcée, mais aussi la raison pour laquelle des touristes visitant la capitale tendent la main, paume ouverte tournée vers le ciel, ou semblent tenir quelque chose d'invisible entre leurs doigts dès qu'ils approchent de la tour Eiffel ou de la pyramide du Louvre.
Michaël Hughes est peut être le seul photographe qui confère une certaine noblesse à la perspective forcée. En tenant d'une main des bibelots dans ses photographies qu'il prend de l'autre, il fabrique des mises en abyme qui affichent, ironiquement, la pauvreté de leurs moyens. La mise en abyme de la Tour Eiffel a pourtant un point commun avec le travail de Parr : Hughes lui aussi parle du tourisme de masse lorsqu'il utilise la bimbeloterie, les cartes-postales et autres souvenirs de voyageurs contemporains.
Ben Heine a réalisé, quant à lui, une série photographique intitulée "Pencil Vs Camera", où le contact équivoque se passe entre une photo et un morceau de dessin tenu à la main. Une partie de la photo est ainsi masquée et poursuivie par un crayonné qui continue la photo de manière décalée. Deux écarts distinguent cependant son travail de celui de Michaël Hughes. L'intrusion du dessin renvoie, tout d'abord, la photographie à son statut d'image bidimensionnelle. Mais cela vaut aussi pour la technique employée. Car en dépit des apparences, ces deux images, la photo et le dessin qui la poursuit, ne sont peut-être pas photographiées dans le réel. Une telle prise de vue nécessiteraient une telle profondeur de champ et une telle uniformité des éclairages qu'il est fort improbable que cette solution soit employée. Ainsi, pour en arriver à ce résultat, nous pouvons supposer que Heine photographie en studio le dessin tenu d'une main devant la photographie déjà imprimée sur le papier.
La plupart de ceux qui utilisent la perspective forcée en photographie ignorent que cette technique est beaucoup plus ancienne que la mode virale à laquelle ils se soumettent aveuglément et que son utilisation n'a pas toujours donné lieu à ces images prétendument humoristiques qui passent et lassent très vite. Certains artistes contemporains pratiiquant la photographie dite plasticienne utilisent, de leur propre gré mais peut être à leur insu, la perspective forcée. Le groupe tonk composé de Taiyo Onorato & Nico Krebs donne ainsi à voir des images bricolées, étranges et surprenantes.
3. D'ANCIENNES UTILISATIONS DE LA PERSPECTIVE FORCÉE LA PERSPECTIVE FORCÉE AU CINÉMA La perspective forcée est un procédé qui, depuis Méliès, a souvent été utilisé au cinéma, afin de s'épargner la construction de décors gigantesques et dispendieux. Nous allons voir deux techniques différentes. La première technique rappellera de nombreux souvenirs à ceux qui ont eu le bonheur de connaître l'unique chaîne en noir et blanc de la défunte O.R.T.F. Les programmes de l'époque n'étaient pas calés à la seconde près mais, parfois, à la demi-heure. Pour remplir ces blancs, nous avions alors droit aux interludes (champs de fleurs sous le vent sur fond de musique classique), ou alors au Petit train de la mémoire de Maurice Brunot. Un rébus s'affichait sur les wagons d'un train miniature, qui parcourait les différentes régions françaises, en s'insérant parfaitement dans le paysage réel. Pour ce faire, le train était posé à l'arrière d'un support qui était recouvert des mêmes matières minérales et végétales que celles du paysage qu'il traversait. Il suffisait ensuite de trouver le point de vue exact sous lequel le décor miniature semblerait conjoint au paysage réel.
C'est ainsi, que l'image présentée ci-dessus ne correspond pas à la réalité spatiale de ses éléments constitutifs. Les rochers de la côte bretonne ne sont pas situés de l'autre coté de la voie ferrée, mais à plusieurs dizaines ou centaines de mètres. Quant aux deux rochers posés au premier plan, vous n'avez là au mieux que cailloux et au pire que galets. Un second procédé a souvent été utilisé pour réaliser des perspectives forcées au cinéma. Les glaces peintes ou verres peints sont des images translucides qui viennent se placer dans le champ de la caméra afin de simuler des espaces, des décors, des bâtiments qu'il aurait été trop coûteux, voire même impossible, de réaliser avec les techniques traditionnelles. Dans The Life and Death of Colonel Blimp, réalisé en 1943 par Michael Powell & Emeric Pressburger, certaines scènes du film utilisent cette technique.
En interposant une glace peinte dans la partie supérieure de l'image, le bocage normand est remplacé par un champ de ruines. Pourtant, à la manière du petit train, la profondeur ne s'est pas accrue, seuls les éléments ont été modifiés. De même la technique n'a pas changé, qui consiste à mettre en contact, par une simple coïncidence du point de vue, des éléments distants. Et, si nous ne retrouvons pas la contraction d'espace précédente, c'est qu'ici le décor ajouté est translucide. Ainsi, à en rester à la réalité matérielle de la scène, la glace peinte était plus proche de la caméra que le premier plan du paysage réel. Ainsi, en ces deux occurrences, avec ces deux techniques, une fois le sentiment de profondeur dépassé, une fois l'illusion maîtrisée, nous obtenons, à la manière de tout contact équivoque, un aplatissement de l'espace soit réel, soit représenté. LA PERSPECTIVE FORCÉE EN PHOTOGRAPHIE Avec Los Remedios, Henri Cartier-Bresson a, dès les années 30, pratiqué innocemment la perspective forcée. Bien que je ne connaisse pas l'avis du photographe, il ne me semble pas que le sujet principal de cette image soit le contact équivoque qui a tout de suite attiré votre regard.
L'enfant accoudé à la table semble porter sur sa tête une immense bouteille de Corona. En donnant le sentiment qu'elle est posée sur la tête de l'enfant situé en son avant, la base de cette bouteille illusoire, simple découpage publicitaire fixé au mur, aplatit l'espace de la photographie. Ainsi, comme je le disais dans l'avant-propos, notre système perceptif rencontre à chaque instant et en tout lieu, des contacts équivoques qu'il se doit d'ignorer si il veut que notre corps puisse continuer à comprendre mais, aussi et surtout, à déambuler sereinement dans le monde. LA PERSPECTIVE FORCÉE EN PEINTURE Dans cette huile sur toile de 1901, Pablo Picasso se permet de nombreux contacts, dont certains peuvent être qualifiés d'équivoques. L'influence de Cézanne, dont il connaissait sans doute l'oeuvre, avant la grande exposition de 1907, peut expliquer ce fait. Commençons dans La Desserte par les contacts possibles. La base du vase peut très bien toucher l'assiette, même si l'ombre portée nous laisse dans l'indécision. La pomme peut être en contact avec le pied du compotier aux oranges. En revanche le sommet de la chope ne peut être conjoint au bord de la coupe aux raisins.
Alors que j'aurais dû m'attarder sur le contraste des couleurs chaudes et froides et celui des complémentaires qui envahissent la toile, contempler le rythme lancinant des cercles et des courbes, c'est le mélange de contiguïtés possibles et impossibles qui a attiré mon attention. Au point de réaliser une page de croquis aux contiguïtés improbables. LA PERSPECTIVE FORCÉE EN SCULPTURE Ainsi, l'allée El Lissitzky, réalisée à Darmstadt en 2005, donne le sentiment que les textes sont à une même distance (pour cela masquez la partie inférieure de l'image), alors que les plaques de béton qui portent les textes s'échelonnent dans la profondeur de l'espace en suivant l'allée
Cette sculpture n'utilise donc pas le procédé destiné à donner une impression de profondeur, et encore moins celui permettant de simuler des différences de taille entre des objets ou des personnages intervenant dans une même scène. Bien au contraire, elle permet de donner une taille égale à des éléments identiques et répétés (les lettres), malgré leur échelonnement dans la profondeur du réel. Encore une fois, le contact équivoque des plaques de béton aplatit la réalité de la profondeur du monde. LA PERSPECTIVE FORCÉE EN PUBLICITÉ La perspective forcée avait connu une première mode dans les années 90. France 2 passait, alors pour encadrer ses plages de publicité, des micro-récits où des contiguïtés équivoques révélaient leur présence lors du déplacement des éléments. Ainsi, le soi-disant passager arrière d'une décapotable reprenait son statut de cycliste, dès lors que la voiture, derrière laquelle il était placé, démarrait. Tandis que la publicité employait déjà les techniques qui circulent aujourd'hui sur le web.
FIN DU PREMIER PROPOS Que nous appelions le procédé perspective forcée ou contact équivoque, qu'il soit utilisé au cinéma, en photographie, peinture ou publicité, que son but soit de donner le sentiment d'une profondeur accrue ou au contraire d'une contraction de l'espace, un point commun réunit toutes les images que nous venons de voir. En toutes ces images, l'ambiguïté provient d'un conflit qui oppose une réalité matérielle à sa lecture par le système perceptif. En toutes ces images, une réalité plastique s'oppose à une interprétation sémantique. Ainsi, tandis qu'à la surface de la photographie la main l'enfant touche la tour Eiffel, sachant que cette situation n'est ni habituelle, ni acceptable, nous cherchons l'interprétation qui permettra de résoudre cette énigme, la coïncidence de contact qui perturbe, en cette photo, les lois de la profondeur. Pourtant, certains effets plastiques sont si bien réalisés (The Life and Death of Colonel Blimp ) que seuls des spécialistes seraient capables de retrouver le véritable échelonnement des plans, la bonne interprétation sémantique. En dernier recours, mais cela ne s'applique qu'aux images issues du réel, il suffit d'être sur les lieux (en l'occurrence le tournage du film) pour revenir, par un déplacement du point de vue (ne plus regarder à travers l'oeilleton de la caméra), à la seule, unique et juste organisation spatiale de la scène photographiée. La peinture, ne permettant pas ce déplacement physique, doit se contenter des règles sémantiques de notre système perceptif pour lever l'ambiguïté spatiale. ADDENDUM PAGE SUIVANTE : Perspectives forcées personnelles
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