Emmanuel De Witte, Marchés aux
De Witte, "Nouveau marché aux poissons", XVIIème.

 


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Nous allons voir, en cette page, trois "Marchés aux poissons", peints par Emmanuel de Witte. Nous commencerons par le "Nouveau marché aux poissons", cette toile qui m'avait offusquée lors de ma visite à la Pinacothèque de Paris en 2010.

1. "Nouveau marché aux poissons"

Un poisson travers le premier plan de la peinture. Sa gueule ouverte vient buter contre le tablier rouge de la poissonnière, tandis que sa queue vient se poser non loin de la main du bourgeois. Une première relation spatiale réunit les deux protagonistes. Puis, tandis que la poissonnière maitrise la tête du poisson avec son couteau, la main du bourgeois se trouve, hésitante, au-dessus de deux moules. Ces moules, énormes il est vrai mais présentes dans certaines versions italiennes, de par leur forme et leur taille pouvaient, en Italie, tout autant symboliser le sexe féminin (par l’ouverture du bivalve) que masculin (par la taille et la dureté). Ainsi, un homme désirant mais au regard hésitant, se demande si effectuer le trajet du poisson, de la queue vers la bouche ouverte près du sexe de la femme, ne le mettrait pas en danger. Car ce dernier est bien tenu en joue par le couteau de la marchande. Pire encore, cette dernière tend au bourgeois, d’une main ferme, une forme marine de couleur claire, qui, mise en évidence au beau milieu de la scène, pourrait évoquer la détumescence. Cette détumescence, dans ce contexte incertain, peut tout autant évoquer la fin de l’acte sexuel pour l’homme, la petite mort, que la castration qu’il risquerait à vouloir imposer l’acte. Pourtant, une troisième interprétation n’est pas à exclure. Cette forme pourrait encore signifier le résultat d’un acte sexuel réussi dans la procréation. Ne serait pas ce que semble demander, de son regard sévère et assuré, la femme à l’homme : un enfant.

Quoiqu’il en soit, l’homme hésite. Qu’il hésite devant la petite mort, la castration ou la procréation ne change rien. Le bourgeois sans voix semble alors abordé par un homme plus âgé, qui placé derrière lui, lui adresse la parole, ou, peut-être, un conseil. Se pourrait-il qu’en raison de son âge et de son expérience, il lui déconseille d’accepter le "morceau" proposé par la jeune femme. Ou le contraire. Car dans d’autres toiles de ce genre un des personnages représente parfois l’entremetteur et l’autre la prostituée (Passerotti Bartolomeo, "Volaillères", vers 1580, huile sur toile, 114x 152,5 cm., Fondation Longhi, Florence). Mais, cette interpétation cadre mal avec le jeu des personnages principaux. Allez-savoir !

La femme au tablier rouge est en fait la maitresse des poissons, que ceux -ci soient phalliques ou utérins. Situation plutôt rare, puisque d’autres peintres, dans d’autres marchés aux poissons, réservent les poissons découpés aux poissonniers et les poissons entiers aux poissonnières (Beuckelaer Joachim, "Marché aux poissons", 1569, huile sur toile, 146,5x200 cm., Naples, musée de Capodimonte). Ici, la femme maitrise une gamme étendue de poissons, poissons tous sexués. Ainsi, la raie, en bas à gauche, exhibe son intérieur de lèvres et de vulves. À sa droite, est placée une belle paire de couilles, dont on ne saurait dire si elles appartiennent au grand poisson éventré, en cela représentant du désir de l’homme, et si elles ne chercheraient pas à entrer en contact avec le ventre et les organes de la raie. Au-dessus, commence la longue litanie des darnes de saumon. Celles-ci, dans de nombreuses toiles sont exhibées par les poissonniers qui, parfois, les tiennent en l’air afin d’afficher l’ouverture crée par l’absence d’arête centrale, des vulves et des vulves (voir page suivante). Seuls deux poissons non éventrés, tout en bas à gauche, semblent échapper à cet exhibitionnisme. Pourtant, placés tête-bêche, ils forment bien un couple.

Les poissons les plus masculins se retrouvent être les deux plus grands placés dans la scène entre les deux protagonistes. Car si nous avons beaucoup parlé du premier, celui dont la bouche vient manger le tablier de la poissonnière, nous avons oublié le second, son contrepoint qui, tout en restant dans l’ombre, fait le trajet inverse. Alors que le premier, dans la clarté semble encore vivant, le noir, la gueule ouverte paraît mort. Il pourrait être la réponse de la femme à l’homme : après la demande du poisson blanc, elle répond par un poisson noir qu’elle accompagne d’un gros morceau tranché et mou. Un bel aller-retour.

Après toutes ces tergiversations, j’en arrive à penser que l’interprétation la plus adéquate est celle qui veut que cette maitresse des poissons soit la femme castratrice, celle qui maitrise tout autant la découpe des poissons phalliques que celle des poissons utérins. D’un coté sa vie est parfaitement "réglée" (voir l’alignement parfait des darnes vulvaires de saumon à sa gauche). De l’autre, couteau à la main, elle tend une partie, que l’on peut supposer extirpée d’un des grands poissons phalliques, à un homme qui, bien que de condition supérieure, hésite devant son couteau, son regard et surtout cette proposition.

 

2. "Marché aux poissons le soir".

De Witte, "Marché aux poissons le soir", 1672.

En cet autre "Marché aux poissons le soir" d’Emmanuel de Witte, nous croyons retrouver le schéma précédent. Pourtant, si trois personnages occupent encore l’espace derrière un étal de poissons, leur place et leur sexe a changé. Cette fois, c’est une jeune femme vêtue de bleu vers qui la poissonnière tend une main ferme et vers qui le même vieux serviteur ou vendeur se penche. Si la femme en bleu présente le même regard perdu que le bourgeois précédent, elle se retrouve cette fois au centre du trio. Ici, nous ne pourrons donc plus évoquer une hypothétique prostituée accompagné d’un entremetteur.

À regarder les lignes, les directions, nous retrouvons, à quelques détails près l’architectonique symbolique du ballet précédent de piscidés. Si, la femme en bleu effleure de la main la queue du grand poisson blanc, cette dernière arrive jusqu’au panier du vendeur. Ainsi une relation homme/femme, mais cette fois vieux et vieille, est conservée. De même, bien que la tête du poisson n’arrive pas jusqu’au tablier de la poissonnière, elle vient se nicher contre deux darnes. L’une, celle de saumon, qui a perdu son arête centrale, est appuyée contre l’autre, plus sombre et déchiquetée. Ces représentations de vulves opposées diffère de l’alignement des darnes du tableau précédent. Mais un troisième morceau placé au-dessus de la tête du poisson vient compliquer l’affaire : ce dernier n’a pas été découpé en tranches et conserve son arête centrale. La trajectoire qui part de ce morceau passe ensuite par le tête du poisson blanc pour venir s’achever sur une vieille darne appuyée contre celle de saumon transpercée parle de défloration. La perte de l’hymen passerait tant par la tête du poisson que par le couperet de la marchande qui a su trancher. Mais tant la trajectoire que le récit ne s’arrêtent pas là. Tout s’achève en bas à gauche, un poisson non ouvert de forme similaire à une raie, jouxte une raie qui a été éviscérée, et qu’un homard semble accueillir de ses pinces. Dit comme cela, vous aurez compris l’allusion : nous assistons à la naissance de l’enfant.

Cette toile pourrait évoquer un livre d’éducation sexuelle dont le récit serait le suivant : il faut que vous touchiez la queue du grand poisson pour que sa tête vienne jusqu’à votre sexe et qu’ainsi reproduction soit faite. Mais, à aller plus loin, à chercher au-delà d’un simple manuel technique, le regard perdu pourrait indiquer que cette femme en bleu fouille dans sa mémoire à la recherche de ce qu’un freudien nomme : la scène primitive. Devant cet étal, elle réorganise cette scène à l’origine de sa naissance en en voyant le déballage de chairs et la violence de l’acte. Ainsi la poissonnière serait l’incarnation de la mère et le vendeur celle du père, tandis qu’elle, fille, aura à reproduire ce qui s’est déjà produit.

 

3. "Le Vieux Marché aux poissons sur la digue, Amsterdam".

DeWitte, "VieuxMarché aux poissons sur la digue", 1650.

Cette toile, beaucoup plus ancienne, ne semble pas reprendre le discours sur la sexualité que nous venons de voir. Pourtant, bien que la symbolique y soit moins imagée, que les formes métaphoriques (anatomiques) des sexes ne soient pas présentes, nous pouvons y retrouver partie des discours précédents.

À gauche, une femme dans la lumière achète le poisson. Cet échange entre le marchand et la femme, comme d’habitude n’est pas simple. Lui tend un bouquet de poisson en lui parlant, alors qu’elle, le regard, encore et toujours perdu, semble réfléchir à cet échange.
Mais cet échange ne devrait pas prêter à confusion. Car cette femme a déjà un garçon et une fille. Entre le marchand et la femme, entre leurs mains, entre les poissons que le marchand va déposer dans son panier (car toute femme a un panier, un contenant, une matrice), apparaît une bouille ronde, une tête d’enfant. En-deçà la fillette, bien que jeune, semble attirée par un poisson de bonne taille, dont elle caresse timidement l’appendice caudal. Cette attirance est renforcée par la présence du chien. Posté derrière elle mais à distance. La truffe du chien qui ne parait pas insensible aux odeurs de piscidés, semble toucher, mais seulement à la surface de la toile, la coiffe de la fillette. Ce chien pourrait être une levrette, nom courant de la femelle du lévrier.
Enfin en poursuivant avec les animaux, nous retrouvons, toujours en bas et à gauche de l’étal, une raie éviscérée. Celle-ci pourrait être la prémonition d’un accouchement à venir dont la cigogne, placée en-dessous et en contact avec elle par la queue de la raie, aurait à apporter le bébé.

À droite, une femme habillée de noir et placée dans l’ombre, est face à une vendeuse de poissons. Leur échange est pourtant différent. Ici, pas de trace de grands poisson aux ventres blancs, si ce n’est sur l’étal enténébré de possibles harengs. En revanche, nous assistons, semble-t-il, à un échange de coquillages. Un seul dans la main de la femme, plusieurs dans celle de la vendeuse. Leurs mains reprennent à peu près les mêmes poses que celles de l’autre couple. Ainsi, alors que les mains de la marchande semblent toujours proposer, celles de la femme évoquent encore un étonnement, une question, sans pourtant que son visage n’apparaisse pour renforcer cette interprétation. Cette femme a déjà une fille qui, plus âgée que la précédente, paraît, quant à elle, insensible à ce qui l’entoure. Et c’est cette jeune fille au visage mûr qui tient, ici, le panier. En cela, l’échange entre ces deux femmes, autour d’un étal recouvert de poissons gris et incertains, ne paraît pas recouvrir le même symbolisme que celui qui se joue dans la lumière. Ces noirs, ces gris, cette absence d’éclat et surtout de poissons reconnaissables, viennent former un contrepoint avec la scène ensoleillée. Ces deux femmes placées dans l’ombre, devant un étal austère aux poissons sans forme et, en cela, non phalliques, pourraient symboliser l’absence de sexualité (exception faite de la fille éclairée). Grâce à ce contrepoint, une hypothèse apparaît : la scène ensoleillée deviendrait la proposition d’un homme faite à une femme pour avoir un nouvel enfant.

Ici tout est plastique, le symbolisme des êtres, des animaux et des objets repose sur un système formel simple et efficace : une symétrie verticale, un contrepoint et l’opposition de la lumière et de l’ombre.

 

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ICONOGRAPHIE

DE WITTE Emmanuel, "New Fish Market", vers 1655-1692, huile sur toile, 52 x 62 cm, Rijksmuseum, Amsterdam.
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Emanuel_de_Witte_20171219_005.jpg
https://www.rijksmuseum.nl/en/collection/SK-A-2536
DE WITTE Emmanuel, "Marché aux poissons le soir", vers1672, huile sur toile, 67 × 75 cm, Musée Boijmans van Beuningen, Rotterdam.
https://www.boijmans.nl/en/collection/artworks/3252/the-fish-market-at-evening
DE WITTE Emmanuel, "Marché dans un port maritime", huile sur toile, 61 × 75 cm., vers 1680, musée Pouchkine, Moscou.
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Emanuel_de_Witte_003.jpg
DE WITTE Emmanuel, "Le Vieux Marché aux poissons sur la digue", Amsterdam", vers 1650, oil on panel, 55 x 45 cm, Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid.
https://www.museothyssen.org/en/collection/artists/witte-emanuel/old-fish-market-dam-amsterdam

PASSEROTTI Bartolomeo, "Volaillères", vers 1580, huile sur toile, 114x 152,5 cm., Fondation Longhi, Florence.
Pas d'image trouvée sur le web. Voir le livre de
Valérie Boudier.

BEUCKELAER Joachim, "Marché aux poissons", 1569, huile sur toile, 146,5x200 cm., Naples, musée de Capodimonte.
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Joachim_Beuckelaer_-_Fish_Market.jpg

 

 

 

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