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Nés et morts au XVIème siècle, Joachim Beuckelaer et Pieter Aertsen peignaient des "Marchés aux volailles". Marchés que nous allons comparer à ceux, plus tardifs, peints par Emmanuel de Witte au XVIIème siècle. 1. BEUCKELAER Joachim, "Les quatre éléments : l’air". En cette peinture, nous retrouvons l’opposition du sacré et du profane déjà vue dans le "Marché aux poissons" du même Beuckelaer (voir bas de la page précédente). Cette fois la scène sacrée, toujours placée à l’arrière plan, parle du fils prodigue, représenté appuyé contre une femme. Ici le fils prodigue, en pantalon rouge gaspille "son bien en menant une vie de débauche" (Luc 15: 13). Ainsi, nous assistons à un renversement plastique du symbolique. Si la scène religieuse exprime la débauche, le marché devient maintenant le lieu de la pureté. Vérifions cette hypothèse. À gauche, deux femmes se détournent de la scène au fils prodigue, mais ignorent aussi, et cela de manière ostensible, le vendeur de volailles. La première debout nous regarde à la manière de celle qui incarnait la maitresse dans le "Marché aux poissons" de Beuckelaer (une même femme a pu servir de modèle pour ces deux personnages). Au-delà du détournement de regard, les symboles qui l’entourent en font un fille de bonne vertu. De sa main gauche elle ferme un récipient en cuivre. Pour lors, personne ne peut y verser quoi que ce soit. À son bras droit, elle porte un panier recouvert en partie d’un linge blanc, symbole de pureté. À ses pieds, devant elle, un panier rempli d’oeufs. À cette époque, l’oeuf était un symbole ambivalent. "L’oeuf était un des aliments de Carnaval, attribut des bouffons et largement connoté sexuellement. De fait, la danse de l’oeuf possède une allusion sexuelle, celle de la perte de la virginité et de la pureté" (voir Valérie Boudier, page 220). Mais, ici aucune coquille n’ayant été cassée, aucune coquille n’étant vide, nous sommes du bon coté de la symbolique. Seuls deux détails échappent à cette hagiographie. D’une part, de toutes les femmes présentes, elle est la seule à ne pas porter de coiffe, révélant sa chevelure rousse, et s’opposant ainsi de manière voyante aux cinq femmes du second plan qui, toutes, sont recouvertes d’un long voile noir qui leur descend jusque dans le dos. D’autre part, de sa main droite, elle tient d’une main ferme les pattes d’un coq, à la manière du marchand qui semble tendre une poule vers l’une des femmes voilées de noir, celle au bras ouvert et à la main désignatrice. Se pourrait-il que cette belle femme, qui ne cache pas sa beauté, sous un voile noir, nous dise : "Je maitrise le coq et je ne casse pas mes oeufs". Mais poursuivons, assise à sa droite, une autre femme, que d’aucuns présentent comme étant sa servante, offre une symbolique identique. Le regard buté, détourné du spectateur, elle recouvre de ses deux mains, son panier, qui pour lors est vide. Maintenant, passons de l’autre coté de la grande verticale. À droite nous entrons dans le domaine du marchand de volailles. Commençons par l’axe central. Une cruche en terre est là, placée au centre de la toile, son encolure largement ouverte est sur la trajectoire d’une tour de la ville, que tout un chacun peut comprendre comme étant un symbole phallique. Mais, entre la cruche et la tour, une femme se penche pour prendre quelque chose dans un panier placé devant les pieds du fils prodigue en train de batifoler avec une autre femme. La femme qui se penche est-elle cliente ou marchande, nul ne peut l’affirmer, mais elle aux pieds du fils prodigue. À suivre ensuite la verticale vers le bas, une cage en osier contient un coq vivant, le coq de l’homme. Cet animal est bien le seul à survivre dans cet environnement de volatiles morts. Car plus bas, dans une grande coupe d’osier, nous apercevons les oiseaux sauvage, qui, tous tête en bas, sont accompagnés par deux lapereaux, eux-aussi victimes de cette hécatombe. Puis, plus à droite, nous en arrivons à une autre catégorie, les animaux sauvages d’élevage représentée par deux canards morts. Car, à l’époque, les volatiles étaient classés en plusieurs classes : les oiseaux sauvages, les oiseaux sauvages d’élevage et les oiseaux domestiques provenant de la basse-cour (voir Valérie Boudier, page 269). Leur forme et leur direction pourraient, pour des esprits mal placés, évoquer une représentation de la détumescence de l’appareil génital masculin. L’un étant d’ailleurs placé de telle manière qu’il masque le postérieur de l’homme, mais à la bonne hauteur de bassin. Enfin, pour ne rien oublier, il convient de noter que la partie droite se termine en bas par des tomes de fromage, des pains ou des gâteaux, et, plus haut, par un panier recouvert d’un linge blanc, qui pourrait fort bien être le pendant du panier de la femme qui nous regarde. En-cela, le rôle que joue cet homme est incertain. Il n’est pas dans la débauche. Bien que seul et entouré de femmes, certaines l’ignorent et parmi les autres, voilées de noir, les seules qui le regardent le font sans la moindre aménité. À résumer, de manière rapide la situation, une femme possède et montre un coq mort, tandis que l’homme exhibe et propose une poule morte qu’il cherche à vendre, tout en gardant dans une cage son coq, seul animal encore vivant. Au-delà de cet écart, la thématique pourrait être celle de la tentation, tentation acceptée par le fils prodigue et refusée par la femme qui nous regarde. Alors que des femmes tentatrices entourent le fils prodigue affalé sur un étal, un autre homme, petit coq de village derrière son étal, vend la mort de ses volailles, canards et lapereaux, échouant ainsi, en l’absence d’un couteau à égorger, à faire tomber dans le vice les femmes qui l’entourent.
2. DE WITTE Emmanuel, "The Poultry Seller". La version de New-York n’apporte pas grand chose à ce que nous venons de voir. Au mieux, elle pourrait, par Un siècle plus tard Emmanuel de Wiitte, reprend la thématique du vendeur de volaille. Les temps ont bien changé, les hommes sont au loin et toute l’action repose sur trois femmes : une bourgeoise accompagnée de sa servante tenant panier et la marchande assise derrière son étal. Même si dans ses Marché aux poissons, la vendeuse était toujours une femme, un homme au moins, bourgeois ou pauvre, était présent. Nous sommes donc ici dans un discours de femmes. À l’évidence, chacun devrait voir dans ces gestes une transaction commerciale. Mais, à la manière des Marchés aux poissons, où les gestes étaient identiques, geste désignateur de la vendeuse et geste interloqué de l’acheteur, nous pouvons trouver, là encore, un autre récit. Commençons par celui des animaux. Tous ces volatiles à l’exception d’un dindon crucifié à droite à la manière de saint Pierre, ont été plumés (deux canards blancs au-dessous du châle de la vendeuse pourraient eux-aussi avoir gardé leur plumage). Il est fort probable que toute cette volaille ait été plumée par des femmes. Leur ordonnancement n’est pas non plus sans poser question. En-dessous du crucifié, deux poulets ou coquelets posés sur une étagère, laissent pendre leur cou et leur tête, ornée de rouge, en un relâchement détumescent, déjà vu chez Beuckelaer. En revanche, plus à gauche, deux canards blancs, sans doute non plumés, gardent leur tête sur la table. Ensuite, un autre canard plumé repose sa tête entre deux volatiles dont on n’aperçoit que deux volumes oblongues, puisque leur tête, qui pourrait avoir été tranchée, disparait dans l’ombre. Mais, l’association des formes oblongues et de ce long cou de canard amolli n’est pas sans évoquer un appareil génital masculin au repos. Enfin, entre les bras de la vendeuse, nous avons encore deux volailles, dont les pattes, à la manière des mains et des doigts de la marchande pointent vers la bourgeoise. Ainsi, ces deux volatiles, en arrivent à questionner, eux-aussi, la bourgeoise. Quel pourrait être ce questionnement ? Je partirai de l’hypothèse farfelue que la discussion parle du rapport des femmes aux hommes. La maitresse des poulets, par sa gestuelle et les griffes de volatiles placées entre ses mains, semble conseiller, tout en l’effrayant, la femme vêtue de rouge. Celle-ci porte alliance à l’index de la main droite, et de par son âge et son apparence, ne peut-être perçue comme une jeune dinde. Tout le discours de la marchande tient dans le décorum qui l’entoure. Avec son étalage de volailles plumées, crucifiées, étalées mollement, et, pour certaines décapitées, la maitresse des volailles n’est sans doute pas le perdreau de l’année. Les deux femmes doivent se demander si c’est ainsi que l’on "possède" un homme : le plumer, le crucifier, le décapiter, le tuer. Les hommes sont bien là, mais placés dans un second plan fort éloigné, devant un édifice, hôtel de ville ou bourse de commerce, qui évoque le pouvoir. Plus loin encore, ce qui semble être un clocher, forme phallique, est placé à la verticale de la tête et du corps de la femme vêtue de rouge. Le pouvoir civil et le pouvoir religieux sont, dans la toile, situés derrière et au-dessus des deux femmes, les écrasant de leur masse et de leur poids. Seule la marchande sous l’abri de son étal échappe à ce poids, de même qu’elle ne porte pas d’anneau à l’index de sa main droite.
3. AERTSEN Pieter, "Market scene" . Un siècle auparavant; Pieter Aertsen parlait déjà de la tentation, mais sans qu’il ait besoin, comme Beuckelaer à la même époque, de scène biblique. Ainsi, au premier plan, un bel homme, trop bien vêtu pour ressembler à un marchand, porte pourtant une nasse en osier dans laquelle deux poules d’élevage sont enfermées. De plus, une ribambelle de moineaux, oiseaux sauvages morts, sont accrochés à cette nasse. Les vivants sont enfermés, tandis que les morts sont libres de s’envoler. Il regarde le spectateur ou la spectatrice d’un air sûr, avec un léger sourire au coin de la bouche. Mais un autre personnage nous regarde qui ne raconte pas le même récit. Derrière lui, à sa gauche, une femme d’âge mûr brandit comme un trophée une poule et un coq morts. Serait-elle veuve, parlerait -elle de la mort du couple, de sa fin, de son inanité ? Son regard assuré et son geste sonnent comme un avertissement. Dans son panier, deux symboles parlent encore du couple. Deux oeufs, blancs et lisses, évoquent, comme nous l’avons déjà vu auparavant, la virginité. Quant aux deux pains, même si je n’en connais pas la symbolique de l’époque, n’étant ni rompus, ni émiettés, ils doivent, eux-aussi, relever du registre de la pureté. Pourtant, tout ce que je viens d’affirmer peut être remis en question par la disposition spatiale de ces quatre éléments. Le pain à droite est en partie enveloppé dans un linge blanc. Ce pain repose sur les deux oeufs, qui, pour cette raison, évoquent plus les seins d’une femme, la fécondation et l’allaitement que les bourses d’un homme. Un second pain vient ensuite s’appuyer derrière le premier. Scène de tendresse familiale ou tentative de copulation ? À cette aune, les deux volailles brandies par la femme parleraient alors de la reproduction, ce qu’il faut tuer de l’animal pour en arriver à la vie, à la perpétuation de l’espèce. Le couple féminin situé au troisième plan pourrait nous éclairer. Ce sont apparemment une mère et sa fille passées par le marché aux légumes, puisque le panier de la jeune femme en regorge. La fille ne semble pas insensible au charme du volailler qu’elle regarde. D’un coté, elle regarde cet homme d’un air attentif, de l’autre, de sa main gauche, elle évoque la direction qu’il faudrait prendre pour le voir. Mais, la mère, à la manière des femmes couvertes de noir dans la toile de Beuckelaer, ne semble pas du même avis. Elle indique de ses mains et de ses gants une autre direction à sa fille. La mère pense sans doute que son enfant qui, hormis un châle noir est presque entièrement vêtue de blanc, n’est pas prête à négocier les produits carnés d’un homme portant beau. Le jour viendra et elle vient d’en voir le chemin, mais pour lors, sa virginité doit être préservée.
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ICONOGRAPHIE BEUCKELAER Joachim, 1533-1574 DE WITTE Emmanuel, 1617-1692 AERTSEN Pieter, 1508-1575
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