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"La triscèle : une superposition équivoque circulaire" |
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Janvier 2009 INTRODUCTION La triscèle remonte sans doute au néolithique, si ce n'est au paléolithique. Le Y que vous voyez ci-dessous à gauche faisait partie des symboles féminins, qui, en tant que tels, évoquaient un champ assez large pouvant s'étendre de la procréation humaine ou animale à la fertilité des sols et des récoltes. C'est ainsi qu'une des évolutions de cette forme primaire a pu donner lieu à la triscèle primitive, symbole dextrogyre de vie, et par là de mouvement, tel qu'on le trouve ensuite dans la Grèce antique (ci-dessous à droite).
L'AMBIGUÏTÉ PLASTIQUE DE L'IMPOSSIBLE TRISCÈLE
Sur le coté droit du portail de la cathédrale Saint Jean de Lyon, un médaillon placé à hauteur d'homme aurait pu attirer votre attention. Cette fois, quatre oreilles donnent naissance à quatre lièvres. Cette prolifération pourrait se poursuivre à l'infini, passant par le pentagone, l'hexagone, l'octogone.
VERS L'ORIENT Les échanges étaient tels au Moyen-Age qu'un même thème pouvait migrer de l'orient vers l'occident. Le motif des trois lièvres, créé en Chine aux alentours du VI et VIIème siècles, aurait suivi la route de la soie pour s'étendre à toute l'Europe à partir du Moyen-Age.C'est ainsi que nous trouvons le motif des trois lièvres dans le remplage d'une rose gothique (à gauche) et sur un plat oriental en faïence du XIIème siècle (à droite). En ces deux images, nous retrouvons la même équivoque de la contiguïté : trois oreilles suffisent à former trois lièvres de même que trois jambes pouvaient laisser imaginer trois marathoniens.
Un peu plus tard, au moyen-orient, des chevaux servent de sujet à ces intrigues visuelles. Car cette encre sur papier d'époque Safavide pose au regardeur un problème similaire à ceux que nous venons de voir. Ici, par le jeu des contiguïtés, deux têtes de chevaux peuvent donner lieu à quatre corps distincts. Ainsi, le coefficient multiplicateur est le même que celui des trois lièvres qui devraient présenter six oreilles. Mais, d'un point de vue perceptif, toutes ces images affichent des éléments surnuméraires. Voir une paire de jambes n'occulte pas le troisième membre, percevoir un lièvre complet laisse une oreille associée à deux lièvres et, même en regardant deux chevaux tête-bêche, nous percevons des restes, qui, additionnés, forment la croix de Malte visible au centre de l'image.
Un orient plus éloigné, touché lui-aussi par les échanges commerciaux, n'a pas été insensible à ce motif intrigant. Ainsi aux alentours de 1710, une peinture du palais de Jaïpur utilisait un mécanisme similaire, tout en le compliquant (voir Biblio en bas de page). Avec cette image, nous pourrions dire que les humains se multiplient comme les lapins. car c'est la seule image qui, tout en utilisant ce type de contiguïté instable, permet de tripler le nombre des éléments. Nous avons là trois torses surmontés de têtes, qui, par leur imbrication très particulière peuvent donner à voir neuf personnages différents. En effet, chaque torse donne lieu à trois positions différentes : debout, assis sur les fesses jambes levées vers l'avant (position dont l'évidence est plus marquée dans les deux motifs inférieurs), ou bien encore reposant sur le ventre, jambes courbées vers le haut, tel un yogi prenant la posture de la barque.
Bizarrement, seul les indiens ont été capables d'en arriver à cette multiplicité des interprétations. Car à nous diriger vers un orient plus extrême, nous retrouvons le thème du double. Ainsi, en cette estampe japonaise de 1860 (voir Biblio en bas de page), en chaque groupe, deux têtes donnent lieu à quatre corps. En fait, les chevaux safavides utilisent exactement le même procédé, si ce n'est qu'ils utilisent une transparence des corps, qui, en cette estampe, est opportunément remplacée par des bandes de tissus. Mais, ici, la multiplication des formes ne relève pas seulement de l'intrigue visuelle, ces multiples femmes se multiplient parce qu'elles sont enceintes.
PLUS RÉCEMMENT Laissons passer le cours du temps et revenons maintenant en occident. Là, au début du XXème siècle, la publicité s'empare sans vergogne de tout ce que l'art a formulé depuis déjà bien longtemps. Nous trouvons ainsi un logotype d'Ernst Jupp qui applique aux poissons ce que l'Inde avait utilisé pour ses personnages. Ainsi, nous avons là une tête unique et commune aux trois poissons de la Gaerres Co., tout comme les trois visages indiens donnaient naissance à neuf personnages.
Pire encore, plutôt que d"emprunter un système connu et reconnu, il se pourrait fort que ce sacré Ernst Jupp soit allé "un peu" plus loin. Car à regarder l'image présentée ci-dessous, nous ne pouvons pas ne pas supposer une filiation. Ainsi, ces poissons à tête commune forment le décor d'une céramique de Paterne, qui aurait été réalisée entre le XIIIème et le XIVéme siècle.
Nous nous arrêterons là, conscient que tout n'a pas été dit, retrouvé et formulé, et pourtant satisfait de voir que la terre tourne bien sur elle-même, reprenant à chacune de ses révolutions ce qui avait déjà été dit par le passé. THÉORIE DE LA TRISCÈLE
L'APERÇU SÉMANTIQUE À la manière des triple-faces, une triscèle renvoie à un référent que le réel ignore. Ainsi, les triscèles n’ont rien à voir avec les ambiguïtés ou impossibilités spatiales d'une représentation du réel, mais relèvent des ambiguïtés de l’imaginaire, du sémantique, du récit. Si la triple-face exprimait de manière originale le concept complexe de trinité divine, la triscèle, dés son origine, représentait un mouvement qui renvoyait à la vie, au temps. Associer une jambe avec la précédente ou la suivante crée un déplacement incessant dans la latéralité de l'espace, jusqu'à l'illusion d'un mouvement perpétuel. En cela, en ce type atypique d'image, le sémantique utilise l'ambiguïté plastique des contiguïtés pour donner lieu à un mouvement oculaire incessant, dont le but est de créer l'illusion d'un déplacement virtuel rarement atteint par une image fixe. L'APERÇU PLASTIQUE Mais, afin que cet imaginaire puisse être couché sur le papier, il est nécessaire d'en passer par des contiguïtés. Ces contiguïtés sont elles ambiguës ou impossibles ? Dans un premier temps, nous pouvons penser que la triscèle utilise la contiguïté équivoque : une même forme pouvant être associée à la construction de deux images distinctes et successives. Nous avons comme dans les contiguïtés équivoques classiques, une instabilité des perceptions. Le problème est que les figures par contiguïté équivoque, qu'elles soient géométriques (Carré de poutres) ou figuratives (Vase de Rubin), ne présentent pas la même instabilité des perceptions. Cela s'explique par le fait que les figures citées précédemment superposent deux visions différentes de la totalité de leur dessin. Avec la triscèle quelque chose d'inédit se joue, qui veut que seule une partie de l'image est interprétée de deux manières différentes, tout en laissant apparaître des éléments résiduels. Une contiguïté classique ne laisse aucune place à ces formes surnuméraires qui donnent lieu à des images irréalistes. Pour cette raison, nous entrons plutôt dans le domaine de l'impossible : l'homme aux trois jambes, la tête à deux corps... Nous avons donc là des contiguïtés plastiques impossibles dues aux juxtapositions et accumulations non crédibles d'éléments connus. NOTA-BENE Dans une version antérieure de la page, les images présentées ici avaient été classées dans la catégorie de la superposition équivoque. Pour cela, il avait été dit qu'en un même crâne se superposaient deux visages différents. Mais la véritable superposition équivoque veut qu'une seule forme, dans sa totalité, change totalement de signification, comme avec le Lapin-canard, ou d'espace, comme avec le cube de Necker.
UNE SUITE POSSIBLE : La trinité religieuse
BIBLIOGRAPHIE WEBOGRAPHIE ICONOGRAPHIE
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