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"La triscèle de la Trinité" |
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Novembre 2009 CHEZ LES CHRÉTIENS Si vous alliez en Saintonge. Ah ! si vous alliez en Saintonge, vous pourriez découvrir de surprenantes têtes, que des sculpteurs romans, souffrant, peut-être, de la danse de Saint Guy provoquée alors par l'ergot de seigle, se sont permis d'inscrire dans le calcaire des églises de la région.
Puisqu'en ces têtes, quatre yeux en arrivent à former trois visages, nous sommes en présence d'une occurrence bien particulière de la Triscèle. Car, à regarder l'image présentée ci-dessus, le deuxième globe oculaire en partant de la gauche du chapiteau peut tout autant représenter l'oeil droit du visage gauche que l'oeil gauche du visage central de cette chrétienne trinité. Situation que nous avons déjà rencontrée avec la triscèle grecque, où une même jambe pouvait tout autant être associée à la jambe précédente qu'à la suivante (ci-dessous).
Le concile de Nicée a longuement débattu du concept de la trinité, en se demandant comment une religion monothéiste pouvait accepter en ses textes trois actants distincts d'un seul et même dieu. Les sculpteurs en sont ainsi arrivés à cette représentation, originale et non dénuée d'intelligence, d'un concept bien difficile à faire admettre aux manants, païens et incroyants.
Puis, poussant plus loin dans l'histoire des arts européens, nous trouvons cette effrayante triple-face trinitaire. Cette huile sur toile, peinte en Allemagne au Xviiième siècle, peut être vue au Carolino Augusteum Volkskundemuseum de Salzbourg. Comme le rapporte le catalogue de l'exposition Une image peut en cacher une autre (voir biblio en bas de page), ce procédé n'a guère plu au clergé qui, n'ayant vu là qu'une monstruosité, a procédé à l'éradication du motif, en dépit du succès qu'elle obtenait chez les masses incultes et laborieuses.
Un même oeil ou une même jambe servant deux desseins, nous pensons avoir là une contiguïté équivoque. Ce principe plastique, qui opère un contact incertain et toujours indécidable entre deux éléments, donne lieu à une ambiguïté spatiale : cet oeil ou cette jambe doivent-ils être rattachés à l'oeil précédent ou au suivant, à la jambe précédente ou à la suivante pour former un couple valide ?
Avec l'image suivante, un fusain de Matthias Grünewald, nous nous éloignons de la triscèle. Bien qu'étant censée être une représentation de la trinité, ce dessin semble plutôt réunir en un amalgame possible mais fort improbable le christ et les deux brigands. Car, rien en ce dessin n'indique qu'un quelconque élément d'un visage puisse appartenir à un autre. Ni les yeux, ni les nez, ni les cous, ni même les cheveux pourtant si proches ne sont communs à deux visages distincts. Quant aux trognes n'en parlons pas. Hormis le vieillard central aux cheveux blancs qui, en raison de son réalisme, évoque au mieux un vieillard aux cheveux blancs, aucune des deux autres faces ne peut suggérer la moindre présence divine. Allons donc voir d'autres cultures, afin de savoir ce que ces dernières ont pu faire de la triscèle appliquée aux visages.
CHEZ LES PAÏENS Apparemment, le concept de triple-face est plus ancien que nous ne pouvions le penser. Ainsi, plusieurs divinités celtes prenaient déjà cet aspect avant que la religion chrétienne ne vienne, comme à son habitude, récupérer les rites toujours vivaces de ces peuples dits barbares qui pouvaient, en leur entêtement borné, lui faire de l'ombre.
Mais, nous pouvons aussi sortir de l'aire européenne afin de retrouver la triple-face en des cultures que les Romains et les Celtes n'ont pu atteindre et influencer. Ce masque Senoufo, connu sous le nom de gpleike (ou kpelie, kulie, kodelle).n'est en fait qu'à double visage. Car, si nous avons bien les quatre yeux nécessaires à la présence habituelle de trois visages, nous n'avons là que deux bouches. En cette image, nous sommes trompés par la bande médiane verticale que nous prenons pour un nez qu'elle n'est pas. En effet, les bandes latérales se terminent, quant à elles, par une protubérance s'arrêtant au-dessus des bouches.
Enfin, Honoré Daumier a cru bon de dessiner, pour La Caricature du 9 janvier 1834, le portrait de Louis Philippe d'Orléans. Cette lithographie intitulée Le passé, le présent, l'Avenir, n'est pas sans rappeler le dieu romain Janus, dont le visage retourné vers la gauche regardait l'an écoulé, tandis que celui tourné vers la droite contemplait l'année à venir.
AILLEURS, AVANT OU APRÈS, MAIS AUTREMENT C'est avec un grylle antique, une simple pierre gravée, que nous poursuivons notre propos, tout en l'élargissant. Je dois avouer que je n'ai pas d'autres informations sur cette pierre gravée. Avons-nous là des dieux antiques (Mercure pouvant parfois apparaître sous trois formes différentes), un symbole prophylactique,...? Je ne saurais vous le dire. Il n'en reste pas moins que cette image se distingue tout d'abord des triples-faces déjà vues en ce que ce ne sont plus tant les yeux qui font double emploi que la capillarité des visages. Mais, quelque chose de plus important la rend encore atypique. Car, si un même élément, en l'occurrence une bande de poils, participe simultanément à la construction de deux profils, en passant d'un visage à l'autre, cet élément change de fonction. Ainsi, ce qui pour un premier profil évoque la masse des cheveux, devient pour le suivant un collier de barbe. Alternance des fonctions à laquelle la triple-face traditionnelle ne nous avait pas préparé.
Dans le même registre, cette distraction enfantine du XIXème siècle, Huit têtes sous le même bonnet, utilise cette fois les bouches et les yeux pour passer d'un profil à l'autre. Chaque bouche et oeil pouvant être associé à deux profils successifs, nous devrions avoir 6 têtes. Malgré la présence de six nez, Le texte en dénombre huit. Ainsi, ce qui au départ devait être enfantin m'échappe tant la tête me tourne.
PLUS RÉCEMMENT Au début du XXème siècle, la tradition de la triple-face perdure. Ainsi, en de nombreuses images, Eduard Wiiralt, artiste estonien, a utilisé le procédé classique.
Nous terminerons par une image contemporaine qui montre bien que le phénomène perdure. Nous avons ci-dessous une peinture corporelle occidentale, technique qui, partie de la publicité et des cabarets parisiens en est arrivée à investir le domaine de l'art (voir l'article consacré au Camouflage). Bien que l'image présentée relève des pratiques d'amateur, elle est intéressante en ce qu'elle détourne le camouflage à destinée publicitaire de son projet habituel qui est de montrer des femmes nues recouvertes de peinture. De plus, nous avons là un bel exemple de double-face où un troisième oeil peint sur la tempe et une deuxième bouche et un deuxième nez sur la joue permettent d'obtenir le deuxième visage. Ainsi, à la différence des triple-faces, les doubles-faces se contentent de trois yeux,t de deux bouches et de deux nez pour donner lieu à deux visages.
THÉORIE DE LA TRIPLE-FACE
L'APERÇU SÉMANTIQUE À la manière des double-faces, les triple-faces renvoient à un référent que le réel ignore. Ainsi, les triple-faces n’ont rien à voir avec les ambiguïtés ou impossibilités spatiales d'une représentation du réel, mais relèvent des ambiguïtés de l’imaginaire, du sémantique, du récit. Pourtant, afin que cet imaginaire puisse être couché sur le papier, il est nécessaire d'en passer par des contiguïtés impossibles, impossibles car inconnues du monde réel. Cette impossibilité n'est pourtant que théorique, puisqu'une triple-face peut advenir dans la réalité grâce à un trucage plus ou moins réaliste ou plus ou moins réussi (voir photo précédente). La triple-face religieuse joue, quant à elle, parfaitement son rôle. Ce type d’image illustre à merveille le principe de la Trinité que la religion chrétienne a eu tant de mal à intégrer. Mais ces allégories ont été interdites par le pouvoir ecclésiastique : "Les représentations trinitaires de ce type, considérées par certains théologiens comme impossibles dans la nature et donc monstrueuses, vont être interdites par Urbain VIII en 1628, cette condamnation étant confirmée par Benoît XIV au milieu du 18è siècle", Mr Jacques Terrisse. Mais en tant que plasticien, je dois constater que ces trois visages réunis au sein d’un même crâne seraient une solution tout autant élégante qu’effrayante à la mise en scène d'une trinité laïque : Liberté, Égalité, Fraternité. L'APERÇU PLASTIQUE À considérer un crâne commun aux trois visages, nous avons donc là un contact impossible en raison d'une accumulation non crédible d'éléments humains. D'un autre coté, nous sommes dans l'indécision : faut-il rattacher cet oeil à un visage plutôt qu'à un autre. Ces contiguïtés indécidables devraient donc relever de l'ambigu. En fait, une figure impossible ne l'est jamais vraiment. Elle est perçue comme telle jusqu'à ce qu'une de ses possibles constructions dans le réel nous soit révélée. À l'évidence, nombre de trucages ou de constructions permettent d'obtenir une triple-face dans le réel. Ainsi, d'après Gaetano Kanizsa, ce type d'images n'est pas impossible mais impensable. À suivre ce raisonnement, nous pouvons dire que ces visages impossibles sont plus le fruit d'un imaginaire débordant que d'une pratique plastique qui, au lieu d'en être à l'origine, se contente de les coucher sur le papier. La perception, quant à elle, semble porter un regard ambigu sur ces images, passant incessamment d'un visage à l'autre de la réalité matérielle et graphique de ces représentations imaginaires inconnues du monde réel. NOTA-BENE Dans une version antérieure de la page, les images présentées ici avaient été classées dans la catégorie de la superposition équivoque. Pour cela, il avait été dit qu'en un même crâne se superposaient deux visages différents. Mais la véritable superposition équivoque veut qu'une seule forme, dans sa totalité, change totalement de signification, comme avec le Lapin-canard, ou d'espace, comme avec le cube de Necker.
UNE SUITE POSSIBLE : La triscèle archaïque
BONUS Bette Davis dans La Mort frappe trois fois de Paul Henreid, Etats-Unis - 1963 - 115’
Publicité pour une marque d'absinthe.
Pierre MOCHER, Miséricorde, stalles de la Cathédrale Saint-Jean-Baptiste de Saint-Jean-de-Maurienne.
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