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"Accélération et ralentissement simultanés"

 


PLANSITE------SITEMAP-----

 

Août 2013

DE L'ACCÉLÉRATION RALENTIE ET DU RALENTISSEMENT ACCÉLÉRÉ

Les pages consacrées à la perspective accélérée vous auront appris que l'on peut donner l'illusion que des espaces ou des volumes sont plus étirés, plus profonds ou plus éloignés qu'ils ne le sont en réalité, tandis que les pages abordant la perspective ralentie montrent que ces mêmes espaces et ces mêmes volumes peuvent apparaître comme étant plus larges, plus imposants ou plus proches. Alors que tout oppose ces deux techniques de déformation de la perception du réel, principes, usages et effets, certains artistes et quelques psychologues ont réussi à faire cohabiter perspectives ralentie et accélérée en un même ensemble.

 

ACCÉLÉRATION ET RALENTISSEMENT DANS LES TROIS DIMENSIONS DE L'ESPACE

L'architecture a tout autant employé la perspective ralentie ( Place Saint Pierre, Lettres sur un mur de Dürer,...), qu'utilisé la perspective accélérée (galerie du palais Spada, abside de Saint Satyre de Milan,... ). Mais, toutes ces réalisations, pour être pleinement comprises, doivent être perçues d'un point de vue relativement restreint qui vous oblige à regarder dans une direction précise. Ainsi, dès que vous vous déplacez de quelques mètres ou, pire encore, que vous alliez vous placer à l'endroit que vous étiez en train de contempler pour vous retourner, tout s'effondre à la manière de ces trompe-l'oeil architecturaux dont les colonnes semblent tomber lorsque vous quittez le point de vue obligé. Pourtant, comme nous allons le voir, il n'est pas impossible d'associer ces deux perspectives dépravées pour aboutir à un ensemble architectural logique et cohérent.

L'ESCALIER POTEMKINE

Cet escalier, conçu par Francesco Boffo et Avraam Melnikov, fut construit à Odessa entre 1837 et 1841 et tout d'abord nommé Escalier Primorski. Également appelé Escalier Richelieu, en raison de la statue placée à son sommet, l'Escalier Potemkine est un escalier de 192 marches, long de 142 mètres, qui mesure 12,5 mètres de large à son sommet et 21,7 mètres à sa base.

 

Vue ancienne de l'escalier Potemkine à Odessa.

 

A. Vu d'en bas (voir ci-dessous), l'Escalier Potemkine est en perspective accélérée pour plusieurs raisons :

1. Contemplé à partir de sa base, l'escalier semble plus long en raison de la diminution progressive de la largeur des marches que le système perceptif, qui les suppose égales, interprète comme une diminution due à leur éloignement, plutôt qu'à leur taille. C'est ainsi que l'escalier paraît plus long qu'il n'est en réalité. 2. Entre ses marches, l'Escalier Potemkine comporte 10 paliers intermédiaires. Ces paliers sont placés de telle manière qu'une personne placée en bas des marches ne peut les voir (dans l'image ci-dessous, le groupe en train de discuter à gauche est certainement placé sur un palier). Pourtant, à suivre la logique de la perception, la perte de ces distances devrait avoir pour effet de diminuer la longueur apparente totale de l'escalier. Mais on peut supposer que ce qui est perdu dans le sens de la longueur est gagné dans le sens de l'inclinaison. C'est ainsi qu'une personne voulant gravir ces marches sera tout autant découragé par l'accélération qui tend à faire paraître cet escalier beaucoup plus long qu'il ne l'est, que par l'inclinaison apparente qui le rend plus apbrut qu'il ne le semble. Une ville voudrait décourager le voyageur, touriste ou marin, de venir la découvrir, qu'elle ne s'y prendrait pas mieux.
3. D'après Wikipedia et Patricia Herlihy, la statue de Armand-Emmanuel du Plessis, Duc de Richelieu, parait minuscule vue d'en bas. Et c'est là que nous sortons des règles habituelles de la perspective accélérée. Si vous retournez à la page consacrée à la perspective accélérée en architecture, et si vous observez la statue placée au bout de la galerie du Palais Spada, celle-ci vous paraîtra de taille humaine alors qu'elle ne mesure qu'une soixantaine de centimètres de haut. Au bout de cette galerie, l'effet illusoire d'éloignement donne à toute chose une grandeur démesurée. En cela, la statue du Duc de Richelieu devrait paraître plus grande qu'elle n'est en réalité. Expliquer cet écart paraît difficile. Une première explication, incertaine et insuffisante, est que les perspectives accélérées architecturales présentées dans l'article cité déforment en accélérant leur fuite les quatre cotés intérieurs d'un volume (galerie, abside, couloir). Ici, étant seul à souffrir une accélération, l'escalier ne suffit sans doute pas à influencer son environnement. De plus, l'escalier, lui-même, ne mérite pas l'accélération qu'on lui prête. Lorsque Borromini réalise la galerie du Palais Spada, il en diminue tous les éléments constitutifs : tant le pavement, intervalles compris, que la largeur et la longueur de la base des colonnes mais aussi leur écartement au sol participent à la diminution accélérée vers le lointain. Ici, seule la largeur des marches est accélérée sans que ni la profondeur des marches, ni la hauteur des contremarches, ne soient d'une quelconque manière modifié.

 

Vue montante de l'escalier Potemkine.

 

B. Vu à partir de son sommet (voir ci-dessous), l'Escalier Potemkine est en perspective ralentie pour plusieurs raisons :

1. Vu d'en haut, l'élargissement progressif des marches vers le bas tend à faire croire au système perceptif que leur éloignement n'est pas aussi important que dans la réalité. Car, partant de l'hypothèse de l'égalité attendue des éléments d'un escalier et du principe que plus un objet répété à l'identique dans la profondeur de l'espace, est large, plus il est proche de nous, le système va interpréter l'allongement progressif des marches comme un moindre éloignement.
2. Composé de paliers intermédiaires, l'escalier est conçu de telle manière que, placé à son sommet, on ne voit que les paliers. Mais si l'augmentation de la largeur des paliers peut donner lieu à un ralentissement, pour que ce ralentissement soit pleinement efficace, encore faudrait- il que leur profondeur s'accroisse au fur et à mesure de leur éloignement. Problème que nous avions déjà rencontré avec l'accélération des marches.
3. L'effet dû à cette succession de paliers, sans aucun passage apparent possible, est incertain. Car si l'élargissement des paliers est réel, comment notre cerveau va-t-il interpréter l'immensité des seuils que nous aurions à franchir pour passer d'un palier à l'autre ? Nous ne pouvons imaginer qu'un escalier de géant s'élargissant progressivement, puisque la hauteur des marches, et nous pouvons le supposer, leur nombre restent constants d'un palier à l'autre.
4. Enfin, du sommet, la statue du Duc de Richelieu ne peut plus être le jouet de la moindre perspective. Ce dernier, retrouve alors sa taille normale.

 

Vue descendante de l'escalier Potemkine.

 

Que dire d'une ville, qui, dès la descente du bateau, accueille le voyageur en lui présentant un interminable escalier dont il devrait gravir les marches infinies avant que d'accéder à la minuscule statue d'un Duc oublié. Et que dire encore d'une ville, qui laisserait ce voyageur sur le départ devant un escalier de géant pour le conduire au port. Que dire d'une ville qui repousse le visiteur avant qu'il n'ait posé le pied sur son sol, et le retient dès qu'il songe à en partir. Odessa est ainsi qui utilisa de manière dépravée les possibilités architecturales que lui offraient les perspectives de l'époque.

SCALA REGIA

L'escalier royal logé dans une des galeries qui enclôt là place Saint Pierre de Rome utilise, lui aussi, la perspective accélérée pour paraître plus grand qu'il n'est. Mais ici, personne ne cherche à décourager le visiteur, qui, ébloui, ne retiendra de son ascension que la magnificence des lieux.
Julien Guadet, dans un cours professé à l'Ècole nationale et spéciale des beaux-arts parle ainsi de l'Escalier royal : On remarquera particulièrement l'escalier Royal, qui relie la place au Palais apostolique, que le Bernin lui-même considérait comme "La chose la moins mauvaise qu'il ait faite". Réalisé de1662 à1666, il paraît bien plus long que ses 60 mètres, grâce à la perspective: rétrécissement progressif de la largeur et diminution de la distance entre les colonnes vers le fond.

 

Vue montante de l'Escalier Royal au Vatican.

 

Puis, à regarder le plan et la coupe de cet escalier publiés en 1900 par le même Julien Guadet dans Éléments et théorie de l'architecture, cours professé à l'École nationale et spéciale des beaux-arts, nous retrouvons les principes que Borromini avaient déjà utilisés à partir de 1632 pour réaliser la galerie du Palais Spada. Toutes les ralentissements sont là : diminutions de la largeur des marches, des colonnes, bases et chapiteaux compris, diminution de la hauteur des colonnes, bases et chapiteaux toujours compris, diminution de la longueur de l'entrecolonnement et des paliers, diminution des caissons de la voûte. Tout cela donne lieu à cet escalier monumental, qui, dans la photo, vous conduit jusqu'à un groupe sculpté que l'on aperçoit dans le lointain. Groupe, qui, à suivre l'exemple du Palais Spada devrait paraître plus grand qu'il n'est en réalité.

 

Coupe et plan du Scala Regia au Vatican.

 

Mais si nous avons bien une utilisation de la perspective accélérée, où se trouve donc la perspective ralentie ? D'aucuns reprendront la perspective de l'Escalier Potemkine pour contempler la descente raccourcie qu'ils pourraient avoir à accomplir. Mais, ici, nous ne sommes plus dans une ville où les déambulations sont libres. La Scala Regia conduit au palais apostolique, palais dont l'accès ne pourrait être autorisé au promeneur de l'Escalier Potemkine. La perspective ralentie est ailleurs et ne consiste pas, comme avec les jardins que nous verront plus loin, à jouer sur l'écart entre l'aller et le retour d'un promeneur à chaque fois surpris des distances illusoires qu'il aura parcourues. Le Bernin était contraint d'inclure un escalier à perspective accélérée à l'intérieur d'une des deux galeries qui bordaient la place Saint Pierre en perspective ralentie. Partant de la basilique successivement conçue par Michel-Ange et Charles Maderne, sa liberté d'architecte était des plus réduites.
Le plan ci-dessous permet de comprendre les solutions que le cavalier
Bernin utilisa pour articuler les bâtiments déjà construits. La place fut ralentie par l'écartement progressif des deux galeries se dirigeant vers le portique de la basilique. Ce ralentissement se voulait tout autant symbolique qu'optique. Ainsi, pour le symbolisme Le Bernin déclara : Puisque l'Église de Saint-Pierre est la mère de toutes les autres, elle devait avoir un portique qui montre précisément de vouloir recevoir à bras ouverts, maternellement, les catholiques pour les confirmer dans leur foi, les hérétiques pour les ramener dans l'église et les infidèles pour les éclairer dans la vraie foi. Personnellement, le point de vue donné par le plan me donne plutôt le sentiment d'être reçu à bras fermés dans un lieu dont il sera difficile de sortir. Mais, il est vrai qu'au sol et d'un point de vue optique, la place vous paraîtra certes moins profonde qu'elle n'est en réalité, mais aussi beaucoup plus large et, en cela, plus accueillante. Enfin, ce ralentissement poursuit un autre but qui consiste à rapprocher illusoirement la façade de la basilique afin d'en accentuer la monumentalité.

 

Plan du Vatican avec galeries et Scala Regia du Bernin.

 

Mais quel rapport avec la Scala Regia ? Dans son traité d'architecture de 1861, Léonce Reynaud pose le problème ainsi : L'escalier principal du Vatican était, et est encore adossé à la droite de l'église, mais il ne suit pas une direction normale à celle de la façade ; il fait avec cette dernière un angle de 84° environ. Or il fallait évidemment disposer la galerie de droite de telle sorte qu'elle conduisît dignement au palais. Le Bernin prit le parti de l'établir dans le prolongement de l'escalier, et il donna nécessairement une position symétrique à celle de gauche. Ces deux galeries ne sont donc pas perpendiculaires sur la façade à laquelle elles se relient, et elles se rapprochent l'une de l'autre à mesure qu'elles s'éloignent de ce tronc commun. Mais cette disposition insolite ne se juge pas; il faut être prévenu de l'obliquité pour la reconnaître, et elle a l'immense avantage de faire apprécier convenablement les dimensions des portiques, par cela même qu'elle réduit la distance qui les eût séparés sans cela. Plus éloignés, ils eussent produit moins d'effet; plus vaste eût été la place, mais moindre leur importance. Si le style est beau, l'interprétation n'en est pas moins peu crédible. Même si Le Bernin a été contraint par les édifices déjà présents pour son projet, il semble, en ces deux remaniements, avoir choisi la monumentalité. Ainsi, tandis que la perspective accélérée crée un escalier paraissant plus grand que l'exiguïté des lieux ne le permet, la perspective ralentie évite l'écrasement de la façade de la basilique par les deux immenses places qui la précèdent.

LES JARDINS

Les jardins, considérés au grand siècle comme un art à part entière, n'ont pas échappé aux utilisations des perspectives dépravées. Dans un mémoire,
Frédéric Bourgault parle ainsi des jardins à la française : Ce qui a été dit des perspectives accélérée et ralentie doit également être considéré sous l'angle de la réversibilité. En effet, lorsque Le Nostre déployait tous les artifices nécessaires au raccourcissement des distances en fonction d'un point près du jardin, il ne devait pas ignorer que, en sens inverse, on obtenait l'effet contraire, c'est-à-dire une plus grande fuite de la perspective. Cela était valable aussi pour un rétrécissement de l'espace vu dans le sens opposé, la perspective étant alors ralentie. À la Grande Terrasse de Saint-Germain-en-Laye, par exemple, où Le Nostre avait astucieusement modifié l'inclinaison du parcours afin que l'avenue apparaisse non comme un tronçon de route, mais comme une promenade, ce n'est qu'à l'autre extrémité que le visiteur prenait conscience de l'étendue des lieux. De ce nouveau point de vue, "the subtle dope of the far-distant reaches of the terrace makes it appear nearly endless".(pages 137-138).
Avec le survol des bassins de
Mousseuse de La Ferté-Vidâme, nous comprenons que, vu du château, l'élargissement des deux bassins vers le lointain (perspective ralentie) permet de les supposer moins étendus qu'ils ne le sont. Le promeneur sera ainsi plus enclin à débuter une promenade qui, au fur et à mesure du parcours, deviendra interminable. Puis arrivé au but, le promeneur se retournant sera maintenant dérouté par l'immensité apparente du jardin (perspective accélérée). Mais cette fois, trompé de manière heureuse, le retour lui paraîtra beaucoup plus court que ses yeux ne lui laissaient entendre.

 

Bassins du chäteau de Mousseuse vus d'avion.

 

Nous retrouvons là, toutes choses égales, la réversibilité de l'Escalier Potemkine. Si ce n'est que Le Nostre, à la manière de ses jardins, aurait sans doute choisi la perspective ralentie pour que la montée en paraisse plus aisée, et la perspective accélérée afin que le dilettante, ébloui par tant de marches et de paliers, se refuse à quitter la ville.
Tout ici est donc question de points de vue optiques, points de vue ne manquent pas d'entraîner d'autres points de vue, qui, quant à eux, travaillent la psychologie humaine. C'est ainsi que certains parcs d'attraction utilisent la réversibilité de ces perspectives à d'autres fins. L'article Wikipedia consacré à la perspective forcée (terminologie d'origine anglo-saxonne à la mode qui ne correspond pas à la tradition européenne des perspectives accélérée et ralentie) nous dit :
La perspective forcée est utilisée à Disneyland. Sur Main Street on a l'impression que le château de la Belle au Bois dormant est loin lors de l'arrivée dans le parc (alors qu'il est à 100m) et que la sortie est beaucoup plus proche lorsque les visiteurs quittent le parc (les bras de Mains street s'écartent).

 

ACCÉLÉRATION ET RALENTISSEMENT DANS LES DEUX DIMENSIONS DE L'ESPACE

Passons maintenant aux rares images qui arrivent à associer sur une même surface perspectives accélérée et ralentie. Un premier problème va se poser, qui veut que nous ne puissions plus déambuler dans l'espace à deux dimensions d'une feuille ou d'une photographie. Ce n'est donc plus à une promenade physique et aux aller-retours précédemment opérés, que vous allez être conviés, mais à une déambulation intellectuelle, où les différentes parties de l'image feront osciller votre regard entre accélération et ralentissement, entre approfondissement et aplatissement.

LA NEUVIÈME AVENUE

La Neuvième avenue de Saül Steinberg utilise le principe de la perspective accélérée. Tant les cotés de l'avenue qui se dirige vers la rivière Hudson que les fuyantes des sommets des immeubles ne convergent pas vers la ligne d'horizon mais vers des points de fuite situés plus bas, au niveau de l'Hudson C'est ainsi, qu'en dépit de l'occupation de l'espace (environ la moitié du feuillet) l'avenue ne parait pas si longue et si large que le titre du dessin ne le laisse supposer. Mais alors pourquoi Steinberg, fin dessinateur se serait-il laissé aller à diminuer, par l'emploi de la perspective accélérée son sujet principal ? C'est qu'à respecter les règles usuelles de la perspective fuyante, le reste des États-Unis, l'Océan Pacifique et la côte du continent asiatique auraient quasiment disparu de l'image. Pour que la Chine et le Japon arrivent à rentrer dans cette image, la superficie de la ville a été progressivement et considérablement amoindrie. En accélérant la diminution des éléments de la ville, Steinberg agrandit illusoirement le paysage.

 

Steinberg Saül, "9th avenue", couverture du New Yorker, mars 1976.

 

La Neuvième avenue de Saül Steinberg utilise le principe de la perspective ralentie. À observer maintenant le paysage, les frontières du Mexique et du Canada semblent se diriger vers un point de fuite situé dans le ciel, au-dessus du continent asiatique. À la manière de la place Saint Pierre, l'écartement des galeries (ici des lignes) permet d'accorder une taille illusoire plus importante à la façade de la basilique (ici aux États-Unis). En ralentissant la diminution de taille due à la vision humaine, la perspective ralentie agrandit des éléments pour donner l'illusion d'un éloignement moins important qu'il ne l'est en réalité (si ce n'est que l'Océan Pacifique n'a pas été ralenti). Mais, d'un point de vue graphique et pour parler en termes simples, nous avons tout simplement là un léger rabattement qui, en relevant le plan du sol, permet de raccourcir les distances, et d'approcher les lointains.
Ainsi, nous avons là deux vues superposées. À la différence des images abordées dans les articles consacrés aux perspectives ralentie et accélérée, ce dessin n'utilise pas une seule perspective dépravée, mais juxtapose les deux. Si vous masquez la ville, le reste des États-Unis utilise, la perspective ralentie, et si vous masquez le paysage, New-York est en perspective accélérée.
L'étonnant est que nous devrions avoir une descente suivie d'une montée. L'accélération de New-York donne un point de fuite situé en-dessous de la ligne d'horizon (principe habituel de représentation d'une descente), tandis que le ralentissement du continent américain établit un second point de fuite situé au-dessus de cette même ligne d'horizon (moyen permettant de représenter une montée). Personnellement, je ne ressens pas cette impression de descente et de montée. Là est le génie de
Steinberg : articuler en une même image deux perspectives diamétralement opposées sans que le moindre hiatus apparaisse.

LA CHAMBRE D'AMES

Avec la Chambre d'Ames, tout est question de point de vue. C'est ainsi que vous ne devriez regarder cette pièce que d'un oeil dans l'ouverture pratiquée au niveau du mur de façade ici absent. Dans un premier temps, cette pièce, souvent carrelée, devrait vous paraître parfaitement normale. Quatre murs égaux sont disposés à angle droit, entourant un carrelage en damier fait de carrés noirs et blancs et recouvert par un plafond horizontal. Mais à ne pas observer ce point de vue obligé, vous auriez bien des surprises, à la manière des croquis présentés plus bas.
Puis, ensuite, tout sera encore question de point de vue lorsqu'un personnage commencera à déambuler à l'intérieur de cette pièce aux apparences anodines. Cette fois tout sera question de point de vue contextuel en fonction de l'emplacement que choisira le visiteur.
C'est ainsi que la
Chambre d'Ames est normale à un seul endroit. Cet endroit des plus restreints se situe dans le prolongement exact de votre regard vers le mur du fond. C'est ainsi que le personnage central, si il était mieux centré, occuperait la seule colonne de carreaux, si carreaux il y avait, qui ne soit pas déformée. Mais ensuite tout se complique.
La
Chambre d'Ames est en perspective accélérée dans toute sa partie droite. Ainsi lorsque vous avez un adulte dans cette partie de la chambre, l'adulte paraît plus grand qu'il n'est en réalité. En raison de l'accélération de la diminution de l'ensemble des éléments de cette moitié de la pièce, il passe pour un géant. Le mur latéral droit diminue de hauteur au fur et à mesure de son éloignement. Le sol est un plan incliné montant, tandis que le plafond descend. Le damier du sol diminuerait au lieu de rester constant. Et enfin, la hauteur de la porte diminuerait réellement vers le lointain, tandis que celle de la fenêtre située à droite augmenterait vers la gauche. Ainsi, hormis la fenêtre, nous retrouvons là les principes appliqués par Borromini à la galerie du Palais Spada (voir paragraphe n°3). Si ce n'est que la statue placée au fond de la galerie paraît de taille humaine alors qu'elle ne mesure que soixante centimètres. Mais, si le grand dadais américain situé à droite avait la gentillesse d'aller se placer à coté de cette statuette, il conserverait l'apparence de géant qu'il a dans la chambre.

 

"Chambre d'Ames" avec trois personnages.

 

La Chambre d'Ames est en perspective ralentie dans toute sa partie gauche. Ainsi, lorsqu'un adulte parait à gauche, il prend l'apparence d'un nain. Cette fois la taille des éléments de la pièce a été ralentie. Ainsi, tous les éléments que nous avons cités précédemment grandissent au fur et à mesure de leur éloignement. Et si le personnage situé à gauche passe pour un nain, c'est qu'il est situé dans un environnement de géant.

 

"Chambre d'Ames", croquis en perspective.

 

Ce croquis de la Chambre d'Ames essaye d'exprimer, sans y arriver pleinement les deux perspectives accolées dans cette pièce. Disons pour simplifier que le personnage "normal" est situé au niveau de la ligne bleue. Cette ligne est essentielle en ce qu'elle marque plusieurs choses.
En premier lieu, le spectateur devrait regarder par un oeilleton situé sur cette ligne à hauteur d'homme, oeilleton percé dans le mur de façade absent de la photographie (ici en rouge). L'absence du mur ne pose aucun problème en cette photo, puisque l'objectif de l'appareil photographique est placé à l'emplacement exact d'où nous devrions regarder cette chambre.
En second lieu, malgré les défauts du croquis, tout ce qui est situé à droite de cette ligne est construit en perspective ralentie. C'est ainsi que l'accélération de l'espace de la partie droite reprend les mécanismes de la galerie du
Palais Spada, Ici tout diminue réellement au fur et à mesure de la distance, afin de faire croire au système perceptif que les éléments de cette moitié de pièce sont plus éloignés qu'ils ne le sont en réalité. À ce titre, le sol monte (voir coté grisé), tandis que le plafond descend. Enfin, tous les carreaux de cette partie de la pièce devraient réellement diminuer de taille (malheureusement, seule la colonne droite réussit à rendre cet effet de réel qui n'a rien à voir avec la diminution illusoire due à l'éloignement). En cela, le personnage situé à droite est non seulement plus proche de nous que celui de gauche, mais il paraît encore beaucoup plus grand que lui en raison de la diminution de taille appliquée à cette moitié de la pièce.
En troisième lieu, tout ce qui est situé à gauche de cette ligne est construit en perspective ralentie. C'est ainsi que le ralentissement de l'espace de la partie gauche reprend les mécanismes de la galerie du
Palais Spada, mais, cette fois, comme si nous étions placé à coté de la statuette dans la cour et regardions vers l'entrée, De ce coté tout grandit réellement au fur et à mesure de la distance, afin de faire croire au système perceptif que les éléments de cette moitié de pièce sont plus proches de nous qu'ils ne le sont en réalité. Ainsi, le sol descend, tandis que le plafond s'élève. Enfin, tous les carreaux de cette partie de la pièce augmentent régulièrement de taille vers le lointain. Cet agrandissement des carreaux entraîne un éloignement progressif du mur du fond, qui, en dépit des apparences de la photo, n'est pas frontal. En cela, le personnage situé à gauche est non seulement plus éloigné de nous que celui de droite, mais il paraît encore beaucoup plus petit que lui en raison de l'accroissement de la distance et de l'agrandissement progressif de taille appliqués à cette moitié de la pièce.

Pour en terminer avec cette chambre qui donnera des insomnies à plus d'un, certains pourraient se demander pourquoi cette construction, qui n'est pas sans évoquer une installation d'artiste contemporain, a été placée avec les images. La raison en est simple : supposions que vous quittiez le viseur de l'appareil photographique pour déambuler de gauche à droite devant cette pièce sans façade, aussitôt, toutes les déformations appliquées à cette pièce prétendument cubique vous sauteraient aux yeux. La
Chambre d'Ames suppose un point de vue fixe et obligé qui, étant de plus monoculaire, apparente sa construction et son volume à une image plane. La chambre est l'image mentale d'une construction qui nous sidère seulement et seulement quand nous percevons cette construction à la manière d'une image.
Notons enfin que si
Steinberg s'est amusé à empiler deux perspectives dépravées et contraires, Ames s'est complu à les juxtaposer.

 

POUR EN FINIR AVEC L'ACCÉLÉRATION ET LE RALENTISSEMENT DE L'ESPACE

Idéalement, les deux croquis présentés ci-dessous devraient permettre de comprendre les déviations subies par les plans fuyants lors d'une utilisations d'une perspective accélérée ou ralentie. Mais rien n'étant idéal, beaucoup de précautions sont à prendre.
Nous avons là deux cubes scénographiques, dont les quatre cotés carrés, en fuyant vers le point de fuite bleu placé sur la ligne d'horizon, prennent l'apparence de trapèzes, en raison de la diminution apparente de taille due à l'éloignement. Dans notre champ visuel, mais non dans la réalité, le point de fuite bleu marque le point d'arrivée des lignes horizontales qui s'éloignent de nous, en même temps que l'emplacement exact d'où le spectateur devrait regarder ces volumes.

 

Croquis d'une perspective accélérée et d'une perspective ralentie.

 

Pour se jouer de nous, une perspective dépravée utilise des trapèzes en lieu et place des plans orthogonaux habituellement utilisés par une construction classique. C'est ainsi que, la perspective accélérée emploie des trapèzes qui, en diminuant vers le lointain, laissent croire à notre système visuel que la diminution apparente étant plus forte que ce qui était attendu, l'objet est plus éloigné ou plus profond qu'il ne l'est en réalité. La perspective ralentie emploie, quant à elle, des trapèzes qui grandissent au fur et à mesure de leur éloignement. Cet agrandissement laisse supposer une proximité plus grande de l'élément concerné.
Pour exprimer les déviations des trapèzes, des "points de fuite" rouges ont été placés sur le croquis. Mais le terme est abusif. D'une part les cotés fuyants des trapèzes se rejoignent vraiment dans le réel, bien avant le supposé infini de la ligne d'horizon. D'autre part, une perspective fuyante classique peut très bien afficher un point de fuite situé à l'infini au-dessus de la ligne d'horizon pour signifier une montée et un autre situé en-dessous pour marquer une descente. Pour cette raison, la
vue de la place Saint Pierre gravée par Piranese, évoque plus un plan montant qu'une perspective ralentie des deux galeries latérales. Pourtant ces deux croquis expriment plus ou moins parfaitement la situation à laquelle votre système visuel est confronté devant la galerie du palais Spada, (voir paragraphe n°3). De l'entrée, cette galerie, perçue en perspective accélérée, paraît démesurée, alors que, de la cour, vous la verriez diminuée, raccourcie et amoindrie par la perspective ralentie.

 

 

BIBLIOGRAPHIE
BOURGAULT Frédéric, LA PART DU BAROQUE DANS LES GRANDS JARDINS DE L'ILE-DE-FRANCE CRÉÉS PAR ANDRÉ LE NOSTRE DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XVIIe SIÈCLE, mémoire, Faculté des études supérieures de l'Université Laval, 1999.
Voir pages 137-138 sur
http://www.collectionscanada.gc.ca/obj/s4/f2/dsk2/ftp01/MQ43782.pdf
GUADET Julien, Éléments et théorie de l'architecture, cours professé à l'École nationale et spéciale des beaux-arts, 1900, Volume 4, Paris, Lib. de la Construction moderne (voir page 351 pour les vues en coupe).
HERLIHY Patricia, Odessa : A History, 1794-1914, Cambridge, MA: Harvard University Press. p. 317, paraphrasing Shirley Brooks, 185, p. 18.
REYNAUD Léonce, Traité d'architecture.... Partie 2, éditeur Dalmont et Dunod, Paris, 1867-1870.
Voir pages 99-100 sur
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5780357q
Pour une autre et surprenante interprétation du ralentissement de la place Saint Pierre.

ICONOGRAPHIE
STEINBERG Saül, 9th avenue, couverture du New Yorker, mars 1976.

WEBOGRAPHIE
http://en.wikipedia.org/wiki/Forced_perspective
Perspective accélérée et ralentie sur Wikipedia (page en anglais).
http://fr.wikipedia.org/wiki/Perspective_forc%C3%A9e
Perspective forcée sur Wikipedia.
http://en.wikipedia.org/wiki/File:The_New_Yorker,_1976-03-29,_Cover_%28View_of_the_World_from_9th_Avenue,_priced_and_dated%29.PNG
Vue de la 9th avenue par Saül Steinberg.
CHAMBRE D'AMES
http://fr.wikipedia.org/wiki/Chambre_d'Ames
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:ChambreAmeSchema.png
La
Chambre d'Ames est la fois accélérée pour celui qui est petit et ralentie pour celui qui est grand.
ESCALIER POTEMKINE
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Potemkinstairs.jpg
Photo ancienne de l'
Escalier Potemkine.
http://en.wikipedia.org/wiki/Potemkin_Stairs
Page anglaise où l'on parle de perspective accéléré et ralentie (ce qui n'est pas le cas sur la page française).
http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Potemkinsche_Treppe_von_oben.jpg
Descente de l'escalier, seuls les paliers sont visibles.
http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Odessa_stairs2.jpg
Montée de l'escalier, seules les marches sont visibles.
SCALA REGIA
http://archive.org/details/elmntsetth00gaud
GUADET Julien, Éléments et théorie de l'architecture, cours professé à l'école nationale et spéciale des beaux-arts, 1900, Volume 4, Paris, Lib. de la Construction moderne (page 351 vues en coupe, page XXX plan).
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5780357q
REYNAUD Léonce, Traité d'architecture.... Partie 2, Dalmont et Dunod, Paris, 1867-1870, (pages 99-100).
JARDINS
http://www.collectionscanada.gc.ca/obj/s4/f2/dsk2/ftp01/MQ43782.pdf
BOURGAULT Frédéric, LA PART DU BAROQUE DANS LES GRANDS JARDINS DE L'ILE-DE-FRANCE CRÉÉS PAR ANDRÉ LE NOSTRE DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XVIIe SIÈCLE, mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval, octobre 1999. (pages 137-138).

 

 

 

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