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"Ralentissement de l'espace"

 


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Février 2013

PLAN ET PAGES

La perspective ralentie est un système perspectif qui donne le sentiment au spectateur que l'espace qu'il contemple, architecture, sculpture, théâtre, peinture,... est moins éloigné qu'il n'est en réalité. Nous allons donc essayer, en six petites pages, de cerner les moyens et les effets de cette illusion.
Première Page Ralentissement de l'espace architectural Vous y êtes !
Deuxième Page Ralentissement de l'espace pictural archaïque.
Troisième Page Ralentissement de l'espace pictural classique.
Quatrième Page Ralentissement de l'espace pictural moderne
Cinquième Page Ralentissement de l'espace du dessin
Sixième Page Ralentissement de l'espace des jardins

 

1. PERSPECTIVE RALENTIE ET ARCHITECTURE

Voyant cette gravure de la place Saint Pierre à Rome, vous pourriez penser que Piranese, après l'impossible escalier de L'arche gothique, Planche XIV des Carceri d'Invenzione, a cherché une nouvelle forme d'impossible. Les fuyantes des deux galeries rectilignes proches de la basilique se rejoignant bien au-dessus de la ligne d'horizon, ces dernières semblent s'élever dans les airs. Cette situation n'est pas, en son principe, interdite en ce qu'elle permet d'exprimer un plan incliné montant. C'est ainsi qu'à contempler cette gravure, vous pourriez avoir le sentiment que le sol, situé au-delà de la place ovale, monte vers la basilique. Nous devrons donc en passer par le plan de l'édifice pour connaître le fin mot de l'histoire.

 

Piranèse, "Piazza San Pietro", gravure

 

Ce dernier, présenté ci-dessous, permet de comprendre la supposée erreur de Piranèse. Les deux galeries concernées ne se dirigent pas vers le point de fuite central. La galerie gauche déviée vers la gauche, possède son propre point de fuite situé à gauche du point de fuite central, tandis que la seconde galerie déviée vers la droite a le sien à droite. L'écartement progressif des deux galeries relève de la perspective ralentie mais, ici, son utilisation parait aller à l'encontre de la monumentalité de l'édifice et le but recherché par l'architecte ne semble pas des plus évidents. En cette partie de la place, l'écartement progressif des deux galeries vient contredire la diminution apparente de largeur devant normalement découler de leur éloignement vers le lointain. Se rendant compte que les largeurs ne diminuent pas autant qu'elles le devraient, notre système visuel va en déduire que l'extrémité de la place, l'escalier et la façade de la basilique sont plus proches de nous qu'ils ne le sont en réalité. Cela entraîne une monumentalité plus importante de la façade. Mais, un autre but architectural était sans doute recherché. Dans cet environnement apparemment frontal, d'éléments apparemment perpendiculaires, notre système visuel va encore interpréter le ralentissement de la largeur de la place comme un accroissement progressif de sa largeur. Ce qui, me direz-vous, est bien le cas. Si ce n'est que notre perception, trompée par son attente d'une architecture rectiligne et perpendiculaire, peut en arriver à exagérer et amplifier la réalité de cet écartement. Cette place, qui s'élargit sur le plan, s'élargira encore plus dans nos têtes.
Ce qui nous conduit à un autre but poursuivi par l'architecte. Si la perspective ralentie est un moyen, ses effets ne sont pas que visuels. Dès 1656,
Le Bernin, l'architecte de la place, explique son choix ainsi : Puisque l'Èglise de Saint-Pierre est la mère de toutes les autres, elle devait avoir un portique qui montre précisément de vouloir recevoir à bras ouverts, maternellement, les catholiques pour les confirmer dans leur foi, les hérétiques pour les ramener dans l'Église et les infidèles pour les éclairer dans la vraie foi.

 

Plan de la place Saint Pierre de Rome.

 

D'un point de vue plastique et perspectif, nous aurions donc là une véritable perspective ralentie, au sens où une déviation des points de fuite, éléments fondamentaux de toute perspective fuyante, est ici employée. Mais, si vous avez eu la curiosité de lire la page intitulée Perspective accélérée et architecture, vous sauriez déjà que nous n'avons là qu'un début d'ébauche de perspective ralentie appliquée à l'architecture. Pour que cette place fut vraiment ralentie, il aurait fallu appliquer des agrandissements progressifs à l'ensemble des éléments constitutifs des deux galeries.
Ainsi, la hauteur des galeries et donc des colonnes et des chapiteaux devrait s'agrandir progressivement vers la basilique. La largeur des galeries, des colonnes, des chapiteaux et aussi des carrelages et des caissons des plafonds devrait en user de même. Enfin, l'entrecolonnement n'aurait pas dû être oublié. La faiblesse de cette perspective ralentie peut être attribuée au fait que
Le Bernin était contraint par la façade d'une basilique à laquelle des architectes tels que Michel-Ange et Charles Maderne avaient travaillé pour aboutir à un objet composite, constitué de projets successifs et divergents, où l'harmonie ne pouvait trouver sa place.

2. PERSPECTIVE RALENTIE ET LETTRES

Dans une gravure de 1525 (voir Baltrusaitis, page 13), Dürer avait, quant à lui, appliqué la dite perspective ralentie au dessin des lettres sur des architectures. Ainsi, pour compenser la diminution apparente des lettres les plus éloignées, l'artiste a inventé un système qui augmente leur hauteur au fur et à mesure de leur éloignement. Ainsi, le texte reste lisible et, du point de vue du spectateur, tout semble de taille égale.
Nous voyons que les angles visuels situés sur l'arc de cercle sont primordiaux, car ces angles déterminent la taille de l'image rétinienne. Ainsi, l'égalité des angles entraîne une égalité de taille des différents textes projetés sur la rétine. Le système perceptif interprète cette égalité des projections rétiniennes comme une égalité réelle de la taille des éléments perçus.

 

Durer, "Lettres sur un mur", gravure, 1525

 

Ainsi, grâce à ce système optique, l'ensemble des agrandissements progressifs s'opère sans qu'aucun ne soit oublié. Tant la hauteur que la largeur et l'espacement des lettres sont soumis à la perspective ralentie, de même que les interlignes. Que demander de plus ?

De nos jours, "en couchant la colonne de Durër", Gerhard Schweizer a réalisé cette allée en hommage à El Lissitzky, Le texte est écrit sur des piliers de béton, dont la hauteur progressive, qui va de 3,60 à 5,10 m, permet de compenser la diminution apparente due à l'éloignement .

 

Gerhard Schweizer, "allée El Lissitzky", Darmstadt, 2005.

 

Mais, faute de fuyantes et de points de fuite, nous devrions en ces deux exemples, parler d'un ralentissement de la diminution plutôt que de perspective ralentie. La diminution de taille est un des plus anciens procédés de représentation de la profondeur. Elle est due à une défaillance ou une qualité, comme vous l'entendrez, de la vision humaine, qui veut que plus un objet s'éloigne de nous, plus il semble diminuer de grandeur. C'est ainsi qu'une diminution régulière de la taille des personnages sur une feuille blanche peut suffire à donner l'illusion de la profondeur.
Mais, même si toute perspective fuyante est amenée à tenir compte de ces diminutions, nous somme encore bien loin d'un système perspectif. Qui plus est, comme vous l'aurez remarqué, en raison de l'emploi des angles visuels,
Durër n'utilise pas tant la perspective italienne qu'il maîtrisait, que l'optique flamande qui n'en était encore qu'à ses débuts.

3. PERSPECTIVE RALENTIE ET SCULPTURE

En l'an 1646, Athanasius Kircher a ainsi représenté la colonne Trajane à Rome. Mais nous sommes là en présence d'un mythe puisqu'en dépit de la légende, le bandeau de la frise de la colonne ne s'agrandit pas en raison de son éloignement.

 

Athanasius Kircher, "Colonne Trajane", gravure, 1646

 

Dans un ouvrage de 1652, Le révérend père Jean du Breuil avait élargi le problème à la sculpture. Problème pourtant connu depuis l'antiquité. C'est ainsi que dans ses Chiliades, Tzetzès, écrivain byzantin du XIIe siècle reprenant Pline, raconte : Phidias et Alcamène avaient été chargés de faire deux statues de Minerve destinées à être placées au-dessus de colonnes très élevées. Alcamène, qui n'avait pas, comme Phidias, étudié la perspective et la géométrie, donna à la déesse des formes délicates et féminines. Phidias, au contraire, la représenta les lèvres ouvertes, les narines relevées, calculant l'effet pour la hauteur qu'elle devait occuper. Le jour de l'exposition publique, Alcamène plut et Phidias faillit être lapidé. Lorsqu'au contraire les deux statues furent en place, l'éloge de Phidias était dans toutes les bouches. Alcamène, au contraire, et son ouvrage, ne furent plus qu'un objet de risée.

 

Jean du Breuil, "Perspective ralentie de statues", gravure, 1652.

 

Les mécanismes étant les mêmes, nous pouvons opposer à ce système ce que nous avons déjà dit à propos des lettres de Durër. Nous sommes ici dans le ralentissement des diminutions plutôt que dans une véritable perspective ralentie, qui, pour être qualifiée ainsi, devrait être basée sur un système perspectif, complet et régulé, dont les règles seraient détournées afin d'accéder à une représentation toujours illusoire mais ralentie de la profondeur.

FIN DE PAGE RALENTIE

Une véritable perspective ralentie devrait donc opérer une déviation de certains points de fuite. Déviations qui, pour aller au plus simple, pourraient être rendues par le croquis présenté ci-dessous. Le point de fuite central habituel est représenté en bleu. Ce dernier est essentiel en ce qu'il marque l'écart par rapport à la norme mais aussi en ce qu'il concernera tous les éléments d'une représentation ou d'une architecture qui ne sont pas affectés par les ralentissements appliqués aux autres éléments. Les autres points de fuite marquent donc l'agrandissement progressif vers le lointain des plans qui s'éloignent. Dans une image, cet agrandissement dévie de leur trajectoire attendue les fuyantes de ces plans.
Mais tout n'est pas aussi simple. C'est ainsi qu'une photographie de
Saint Pierre (ou même la gravure de Piranèse) prise du centre de la place ovale et à hauteur d'homme, devrait présenter seulement deux points de fuite. Le point de fuite central (bleu) verrait converger les fuyantes du dallage (ce qui est à vérifier), de l'escalier et des rehauts de la façade. Le point de fuite supérieur rouge serait le point d'arrivée des cotés de la place, tout autant que l'arrivée des lignes de fuite des bases des galeries gauche et droite (ce qui n'est pas le cas ici, dans ce croquis représentant un cube scénographique éclaté).
Ainsi, les points de fuite rouges des plans latéraux et le point de fuite du "plafond" ne concernent pas
Saint Pierre. Ils sont présentés pour illustrer d'autres déviations possibles, d'autres ralentissements, que nous aurons à rencontrer ailleurs en architecture ou en peinture.

 

Tracé de quatre plans orthogonaux et de leur point de fuite en perspective ralentie.

 

Le ralentissement des volumes n'a guère été concluant. Bien qu'elle pose des problèmes qui n'ont pas encore été résolus, la place Saint Pierre est pour lors le seul espace réel dont nous pouvons dire qu'il utilise, dans une certaine mesure, une véritable perspective ralentie. Nous allons, avec la page suivante, voir comment la peinture se sert des différents ralentissements que son espace à deux dimensions met à sa disposition.

PAGE PRÉCÉDENTE : Perspective accélérée et dessin
PAGE SUIVANTE : Perspective ralentie et peinture

 

 

WEBOGRAPHIE

GÉNÉRAL

http://en.wikipedia.org/wiki/Forced_perspective
Perspective accélérée et ralentie sur Wikipedia (en).
http://fr.wikipedia.org/wiki/Perspective_forc%C3%A9e
Perspective forcée sur Wikipedia (fr).
http://fr.wikipedia.org/wiki/Chambre_d'Ames
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:ChambreAmeSchema.png
La chambre d'
Ames est la fois accélérée pour celui qui est petit et ralentie pour celui qui est grand.
ARTS
http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Schwalbach_lissitzkyallee_2.JPG
Gerhard Schweizer, En Schwalbach am Taunus, Darmstadt, 2005, allée El Lissitzky, monuments et mémoriaux de la Main-Taunus-Kreis.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Basilique_Saint-Pierre
Page consacrée à la basilique saint Pierre.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b2000054d/f777.item
Giovanni Battista Piranèse, Illustrations de Antichita Romanae, édition 1748. Planche sur la place et la basilique.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5821952m/f330.image
Lettres en perspective ralentie par
Jean Leurechon (à la manière de Durër).

BONUS ZOOLOGIE
http://tecfa-bio-news.blogspot.fr/2011_02_01_archive.html
http://tecfa-bio-news.blogspot.fr/2011/02/perspective-forcee-pour-seduire-les.html
Au bout de tunnels de branchages conduisant à des espaces de parade pavés de galets, des oiseaux mâles australiens disposent les cailloux de telle manière qu'ils soient de plus en plus grands vers le lointain. Cette perspective ralentie donne l'illusion qu'ils sont plus proches et possèdent ainsi une taille plus importante qu'elle n'est en réalité. Le but recherché serait d'attirer les femelles !
Mais, la taille des galets peut encore être comprise comme une utilisation déviée des gradients de densité. Le même oiseau paraîtra plus grand lorsqu'il déambule sur des galets de grande taille que sur des galets de petite taille. Situation pourtant contraire à l'effet obtenu par l'
illusion de Delboeuf, même si cette dernière ne relève pas des gradients de densité.
 

BIBLIOGRAPHIE

BALTRUSAITIS Jurgis,

Anamorphoses ou Thaumaturgus opticus, Flammarion, Paris, 1984. ISBN : 2-08-012604-0
KIRCHER Athanasius,
Ars Magna Lucis et umbrae in mundo : sur l'astronomie, l'optique, etc. 1645-1646.
DU BREUIL Révérend Père, (1602-1670)
La perspective practique necessaire a tous peintres, graveurs, sculpteurs, architectes, orfevres, brodeurs, tapissiers, & autres se servans du dessein.Éditeur : A Paris, chez Melchior Tavernier et chez François L'Anglois, dit Chartres. M.DC.XLII

ICONOGRAPHIE

DÜRER Albrecht , Lettres sur un mur, gravure, 1525 (à voir dans Baltrusaitis, page 13).

 

 

 

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