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"DÉNIVELÉS ET DÉCLIVITÉS"

 


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Avril 2012

La manière dont les artistes représentent les dénivelés m'a toujours fasciné. L'art du dénivelé est un art en soi, en ce que les règles classiques de la perspective y sont rarement opérantes. Autant il est facile de représenter une montée ou une descente en plaçant le point de fuite situé au-dessus de la ligne d'horizon pour la déclivité descendante située au premier plan (point rouge) et en-dessous de cette même ligne d'horizon pour la déclivité montante qui la prolonge (point jaune dans le ciel), autant, l'absence possible d'une délimitation claire de ces plans inclinés, et, en cela, l'absence de lignes fuyantes, rend la tâche ardue.

 

Perspective fuyante : plans inclinés.


Abordons donc un premier dénivelé pictural.

DÉNIVELÉS MARINS

À plusieurs reprises, Marquet s'est donc essayé à l'art ardu de la déclivité. Son goût pour les plages, dont la pente ne peut que descendre vers le niveau ultime de la mer, l'a amené à employer des moyens particuliers, dont l'efficacité s'apparente parfois à un poing reçu en pleine figure.
En cette peinture, les fuyantes sont inopérantes, incapables, de par leur situation et leur quasi absence, de rendre l'écart de niveau entre la promenade et la plage. Car, tandis que les deux principales fuyantes tentent péniblement d'instaurer une profondeur dans une toile qui les utilise à la manière des grandes diagonales de la peinture classique, l'écart de niveau se joue dans la transversalité. Qu'avons-nous là qui puisse nous donner ce sentiment de hauteur ? Certainement pas les deux tons de jaune qui, bien au contraire, donnent le sentiment que le personnage assis sur le muret touche la plage de son pied marin. Vous penserez donc à la diminution de taille, tant il est vrai que les petites touches noires qui déambulent sur le sable s'apparentent à des fourmis humaines. C'est ainsi que le marins assis pourrait faire trois bouchées des trois homoncules situés à proximité de sa bouche. Mais en pensant cela vous ne dîtes rien, puisque les trois homoncules sont réellement éloignés dans la profondeur de l'espace et que les deux marins nous sont proches. Plus la base d'un élément se rapproche de la ligne d'horizon, plus cet élément est éloigné. Leur point de contact au sol ne signifie donc pas qu'ils sont à la hauteur de la bouche du personnage, mais, eu égard à la chaussure dudit personnage, qu'ils en sont même très éloignés. Ici la diminution de taille exprime bien l'échelonnement des personnages dans la profondeur de l'espace. Mais, cet éloignement est tel qu'il en devient suspect.

 

Albert Marquet, "La plage de Fécamp", 1906.

 

Déplaçons alors notre regard et comparons ce qui est comparable. Deux autres promeneurs semblent tout autant déambuler le long de la mer que longer le bord de la toile. Leur point de contact au sol est situé légèrement au-dessus des fesses du marin en contact avec le muret. Comment ces deux groupes humains peuvent-ils donner lieu à un tel écart de taille, alors que leur position au sol les aligne, plus ou moins, sur une même horizontale censée indiquer un échelonnement en profondeur quasi identique ? En l'absence d'un échelonnement marqué dans la profondeur de l'espace, nous devons supposer un échelonnement dans sa hauteur. C'est ainsi que deux marins, situés sur une promenade dominant la mer, contemplent des homoncules déambulant sur la plage située en contrebas. Que le contrebas était alors bas.

CROQUIS DE DÉNIVELÉS

La page 72 du Carnet 1988-1989 offre quatre croquis pour lesquels vous devriez pouvoir résoudre les incohérences apparentes de taille. Alors que tous ces personnages ont les pieds alignés sur une même ligne horizontale, ligne censée les situer à une profondeur commune, leurs tailles diffèrent. Quelles peuvent en être les déraisonnables raisons ?

 

Page de croquis sur les dénivelés, 1.

 

1. Le croquis supérieur gauche nous dit que le personnage situé sur le monticule est à peu près de la même taille que le personnage central. Sa position en hauteur lui confère une taille démesurée par rapport au personnage situé à gauche.
2. Le croquis supérieur droit présente des personnages et des guérites possédant, plus ou moins, des tailles réelles équivalentes et dont la différence apparente de taille est due à leur écart d'échelonnement réel dans la hauteur de l'espace.
3. Le croquis inférieur droit utilise la diminution apparente de taille tant pour rendre compte de l'échelonnement en hauteur que de l'échelonnement en profondeur, alors que leur base située sur une ligne horizontale commune devrait, en toute logique, les poser à une même distance.
4. Le croquis inférieur gauche fait ce qu'il veut.

La page 20 du Carnet 2003-2005 présente quatre croquis dont vous devriez pouvoir résoudre les incohérences apparentes de taille. Alors que tous ces personnages sont, plus ou moins, situés à l'intérieur d'un même registre horizontal de l'image, registre censé les situer à une profondeur commune, leurs tailles diffèrent tout autant que celles qui opposaient les marins aux promeneurs de la Plage de Fécamp. Quelles peuvent en être les déraisonnables raisons ?

 

Page de croquis sur les dénivelés, 2.

 

1. Le croquis supérieur gauche montre deux personnages assis sur une terrasse. Ils ont une vue plongeante sur une place piétonne de même que nous avons une vue plongeante sur eux. Leur position en hauteur, proche de nous, leur confère une taille démesurée par rapport aux piétons.
2. Le croquis inférieur gauche fait la même chose.
3. Le croquis supérieur droit présente des nageurs dominés par un plongeur incertain. la différence exagérée de taille est due à leur écart d'échelonnement dans la hauteur de l'espace : les uns sont dans l'eau, tandis que l'autre est sur le plongeoir.
4. Le croquis inférieur droit transforme le plongeoir de piscine en podium de défilé de mode. Seule explication valable pour expliquer l'inversion des tailles réciproques : vous assistez à un défilé de mode enfantine.
 

DÉNIVELÉS CHAMPêTRES

Les Chasseurs dans la neige de Pieter Brueghel m'ont toujours fasciné. Non pas tant par la mélancolie qui se dégage de cette oeuvre, ni, non plus, en raison du réalisme moyenâgeux et hivernal, ni pour l'harmonie colorée ou le jeu des grandes diagonales qui organisent l'image, mais simplement parce que je me suis toujours demandé où pouvaient bien aller ces chasseurs. Ces chasseurs se dirigent vers la mort. Les commentateurs ont noté depuis longtemps la fatigue des hommes, la maigreur des chiens et la rareté du gibier : un lièvre pour trois hommes et quatorze canidés. La mort ici est à droite. Résignés, les chasseurs s'éloignent de la fournaise d'un bûcher de Saint-Jean hivernal et des rares cheminées qui fument pour aller vers des maisons, qui, pour être dépourvues de feu, se voient décorées d'innombrables stalactites. Mais, surtout, surtout, ils ont encore à franchir cette ligne de crête, qui s'apparente plus à un précipice qu'à un sentier de chasse, dernière étape d'une journée qui pourrait les conduire à leur demeure, leur possible dernière demeure. Seul à mi-pente, quelqu'un, dont on ne sait comment il est arrivé là, perché dans un arbuste, casse des brindilles, tandis qu'encore plus bas, sur la glace, une fille en traîne une autre sur un traîneau improvisé.

 

Pieter Brueghel, "Chasseurs dans la neige", 1565.

 

Cette pente, donc, est immense. Mais, pour en juger, vous ne devez pas comparer les chasseurs aux patineurs, joueurs de toupie et amateurs de curling. Car, à masquer de la main le triangle inférieur droit et ses rares maisons, le reste du paysage, bien que dilaté par une perspective accélérée, semble redevenir plat. La chute à venir provient donc de ce petit coin glacé de paysage et cela pour différentes raisons. C'est tout d'abord ici que nous avons la plongée la plus accentuée sur la plaine. Nous devons baisser les yeux vers des toits de neige, qui, vus sous cet angle, en arrivent à masquer les murs des habitations Mais, le pire est à venir avec la position des personnages dans la hauteur de la toile. Les pieds des chasseurs arrivent au-dessus des trois petits personnages précités de l'enfer glacé, comme si, prolongeant une trajectoire pour lors horizontale, ils allaient écraser ces nains qu'ils dominent de toutes parts et de toutes manières. Car cette position dominante dans la hauteur de l'image devrait signifier un éloignement plus important dans la profondeur de l'espace. Ce que le regardeur refusera d'emblée, préférant sans réfléchir, mais à juste titre, considérer la diminution de taille des trois nains comme indice d'un éloignement dans la hauteur de l'espace.
Deux indices plastiques entrent ainsi en conflit, sans que cela pose problème, puisque tout un chacun résoudra cet écart sans même y penser. Conflit que nous pouvons poser ainsi : si la ligne de base d'un élément est plus haute que celle d'un second élément équivalent et pourtant plus petit que lui, nous avons un dénivelé dans la hauteur de l'espace représenté. Ainsi, quand deux indices de profondeur entrent en conflit, la représentation ne s'intéresse plus à la distance au spectateur mais cherche à indiquer la hauteur des éléments dans l'espace. Cette règle ne peut être totalement appliquée à
La plage de Fécamp. car Marquet n'a pas voulu ou n'a pas osé aller aussi loin dans la confusion de la hauteur et de la profondeur de l'espace représenté. Et, c'est pour cette raison que le dénivelé de Brueghel s'apparente à l'entrée de l'Enfer, du Léviathan qui, gueule ouverte sur les humains, était représenté en bas à droite des manuscrits et des bas-reliefs. Marquet s'intéresse, quant à lui, au paradis balnéaire de ceux qui, assis, contemplent la promenade estivale et marine de bourgeois dominicaux. Ainsi, bien que la chaussure du marin semble toucher la plage, ce dernier ne pourra jamais fouler du pied les touches noires qui s'agitent à sa surface.

AUTRES CROQUIS DE DÉNIVELÉS

Si vous avez bien écouté, vous devriez pouvoir résoudre les incohérences apparentes de taille des quatre croquis de la page 77 du Carnet 1986-1987. Alors que tous ces blocs sont, plus ou min, situés à l'intérieur d'un même registre horizontal de l'image, registre censé les situer à une profondeur commune, leurs tailles diffèrent tout autant que celles qui opposent les chasseurs aux trois personnages de l'enfer brueghelien.

 

Page de croquis sur les dénivelés, 3.

 

1. Les deux croquis gauches semblent évoquer une problématique de la ligne d'horizon que j'ai oubliée mais qu'il est facile de retrouver. Les toiles précédentes montrent que tout dénivelé nécessite une vue plongeante sur le monde. Placer la ligne d'horizon dans la partie supérieure de l'image permet d'accorder une importance telle au sol, que ce dernier pourra tout autant donner le sentiment de son rabattement à la verticale que d'une vue plongeante que nous aurions sur lui. Ainsi, bien qu'un même point de vue soit porté sur ces blocs aux tailles identiques, le croquis supérieur offre un dénivelé apparent plus important. en raison de la position haute de la ligne d'horizon.
2. Le croquis supérieur droit associe les vues de ville de province américaines de Saül Steinberg, avec leur carrefour central à la rue fuyante montante, aux visions plongeantes de Brueghel. Bien que l'association de ces deux points de vue puisse paraître improbable et outrée, elle n'en est pas moins possible dans le réel.
4. Le croquis inférieur droit ajoute aux deux artistes précédents, la citation d'une toile de Magritte. Mais laquelle, je n'en ai plus la moindre idée. En revanche, Picasso a parfois, à l'instar de nombreuses miniatures persanes, utilisé ce procédé de faire surgir des éléments de l'au-delà de la ligne d'horizon, ligne censée pourtant marquer l'endroit le plus éloigné de toute image réaliste.

 

Picasso, "Femmes jouant sur la plage".

 

Si vous avez bien écouté, vous devriez pouvoir résoudre les incohérences apparentes de taille des quatre croquis de la page 31 du Carnet 2007-2008. Alors que tous ces blocs sont, plus ou min, situés à l'intérieur d'un même registre horizontal de l'image, registre censé les situer à une profondeur commune, leurs tailles diffèrent de manière déraisonnable. Saurez-vous en trouver la juste raison ?

 

Page de croquis sur les dénivelés, 4.

 

1. Le croquis supérieur gauche n'arrive pas à exprimer la descente qu'il est censé représenter. Nous avons au mieux une vue plongeante, presque d'avion, sur des blocs dont la taille diminue en raison de l'éloignement. Manque donc ici les indices plastiques qui permettraient d'imaginer un plan incliné, là où tout n'est que vide et blanc.
2. Le croquis inférieur gauche rend compte de la côte géologique d'Île-de-France qui passe à Surville, Z.U.P. située au-dessus de Montereau (77130). Nous avons là une version simplifiée à l'extrême des Chasseurs. Bien que la base des grands blocs ne soit pas située au-dessus de celle des petits, le sentiment de dénivelé y est aussi fort. La ligne de crête pourrait expliquer cela et son importance devrait en cela être réévaluée. Ainsi, à vouloir la supprimer, une autre interprétation prendrait le relais : trois grands blocs situés au premier plan seraient immédiatement suivis d'une multitude de blocs d'une taille réellement minuscule. Mais si cette ligne a tant d'importance, où était-elle dans La plage de Fécamp ? Nous l'avons déjà dit ou laissé entendre : le muret, à peine visible sur lequel un marin était assis, jouait ce rôle. C'est cette presque absence qui donnait le sentiment de recevoir un poing dans la figure : les plans distants de la promenade et de la plage, en raison de la contiguïté illusoire due à l'absence de séparation, devenaient conjoints.
3. Le croquis supérieur droit était censé représenter un escalier. Pour cela, le point de fuite du sommet des blocs arrive bien en-dessous de celui des bases. Mais là encore l'image échoue à rendre l'effet désiré. Au mieux nous avons là le rendu graphique d'une perspective accélérée. Seule une ligne de base des blocs, qui soit de plus en plus basse dans le croquis au fur et à mesure de leur éloignement, pourrait donner, à la manière des trois personnages de l'Enfer brueghelien, le sentiment d'une descente graduée et continue.
4. Les rares regardeurs parmi les rares visiteurs qui persisteraient à voir un escalier dans le croquis précédent sont en fait influencés par le croquis inférieur droit. Celui-ci présente des blocs de taille égale s'échelonnant vers un point de fuite unique. En cela, il faudrait parler ici de décroissance apparente. Mais, au-delà du jeu sur les points de fuite, deux écarts peuvent encore influencer le regardeur. Le croquis supérieur présente une vue en plongée plus accentuée sur des blocs, dont l'inclinaison des sommets vers l'extérieur, laisse supposer la présence d'un troisième point de fuite situé au nadir (bien en-dessous du croquis), point de fuite habituellement destiné à des vues idéalement plongeantes.

C'est ainsi que nous allons aborder avec la page suivante, de véritables et célèbres plongées d'où le ciel est absent.

PAGE PRÉCÉDENTE Une illusion de diminution de taille photographiée dans le réel
PAGE SUIVANTE Comment la diminution de taille s'adapte aux vues plongeantes

 

 

WEBOGRAPHIE
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Pieter_Bruegel_d._%C3%84._106.jpg
Le retour de la chasse, Pieter Brueghel l'ancien.
https://www.photo.rmn.fr/CS.aspx?VP3=SearchResult&VBID=2CMFCIXOGI40GD&SMLS=1&RW=1243&RH=692
La plage de Fécamp, Albert Marquet.

BIBLIOGRAPHIE
Tout l'oeuvre peint de Brueghel l'ancien, collection Les classiques de l'art , 1968, Flammarion, Paris.
Voir les planches XXVIII-XXIX et la planche XXXI pour un détail agrandi, ici nommé "l'Enfer".

ICONOGRAPHIE
BRUEGHEL Pieter,
Chasseurs dans la neige, 1565, oil on panel, 117 x 162 cm., Kunsthistorisches Museum, Vienne.
MARQUET Albert,

La plage de Fécamp, 1906, huile sur toile, 50 x 60,8 cm., Legs M. Paul Jamot, 1943, Centre Pompidou, Paris.
PICASSO Pablo,
Baigneuses jouant sur la plage, 1937, huile sur toile, Collection Peggy Guggenheim, Venise.
VALLOTTON Felix,
Pêcheurs à la ligne, 1901, coll. particulière.

 

D'AUTRES CROQUIS ET DESSINS PERSONNELS COMPORTANT DES DIMINUTIONS AMBIGUES
Carnet 95-02 : page 31
Carnet 91-92 : page 28
Carnet 91-92 : page 27
Carnet 88-89 : page 14 (croquis a et c)
Carnet 88-89 : page 64 (croquis b), Ne confondez pas ce qui s'élève et ce qui s'éloigne.
Carnet 88-89 : page 46 (croquis b), Ne confondez pas ce qui s'élève et ce qui s'éloigne.
Carnet 88-89 : page 54
Carnet 88-89 : page 57
Carnet 88-89 : page 58
Dessin 46b du carnet 1988-1989

 

 

 

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