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"Dénivelés et plongées"

 


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Avril 2012

CÉLÈBRES PLONGÉES

Les perspectives parallèles, dont la célèbre cavalière utilisée depuis le Moyen-âge, présentent toujours des vues plongeantes des objets et des lieux qu'elles décrivent. Le ciel est ainsi à jamais exclu des représentations qu'elles offrent au spectateur. Mais, plutôt que de diminuer la taille des éléments au fur et à mesure de leur éloignement, elles leurs conservent une taille constante. C'est pour cette raison que nous n'aborderons pas ce type de perspective en ces pages.
En revanche et bien qu'elles utilisent toujours la ligne d'horizon pour la construction de l'espace, les perspectives fuyantes peuvent donner lieu à des vues plongeantes telles que cette ligne en arrive à sortir du champ de la représentation. Voici donc quelques images présentant des plongées dont le ciel est absent. Images qui vont nous permettre de comprendre, encore une fois, l'importance de la diminution de taille quant à la représentation de la profondeur, jusques et y compris en ses apparentes aberrations.

UNE PHOTOGRAPHIE DE PLONGÉE

Cette photographie de Cartier-Bresson, pour des raisons similaires à celles des toiles précédentes, m'a toujours fasciné. Je n'arrivais pas à comprendre comment l'on pouvait obtenir une telle déclivité avec si peu de moyens et d'étendue. Pourtant, nous n'avons là rien de nouveau, tant il est vrai que l'oeil de ce photographe vaut bien l'oeil d'un peintre. Hormis la plongée brutale qui élimine une grande partie du paysage, nous ne connaîtrons pas la largeur de la rivière et ne verrons pas le ciel, les autres procédés semblent identiques à ceux utilisés par les peintres. Voyons cela.

 

Henri Cartier-Bresson, "Juvisy", photographie.

 

En premier lieu, les personnages les plus éloignés n'ont pas une ligne de base beaucoup plus élevée que le gus à bretelles et chapeau assis au premier plan. Mais, la vue frontale de personnages debout sur un sol plat pourrait aboutir, selon la hauteur du point de vue, à un même étagement. des bases dans la hauteur de l'image.
En second lieu, la taille de la femme la plus éloignée équivaut plus ou moins à celle de la tête de gus, chapeau compris. Et si,
Sur les bords de la Marne, l'écart de taille est moindre que sur La plage de Fécamp, c'est que cette rive herbeuse est infiniment plus petite que la plage de sable. Pourtant, là encore, une vue frontale de personnages dispersés au sol pourrait donner lieu à un tel écart de taille.
Rien donc ne semble indiquer que la diminution de taille joue ici un rôle particulier. À la différence des peintures de la page précédente, tant la distance entre les différents protagonistes que l'espace où ils peuvent évoluer sont des plus réduits. Comme nous l'avons vu avec la dernière photographie de la maquette bretonne, la proximité des éléments assure un jugement plus juste de leur taille réelle. Vous ne devez pas pour autant jeter le bébé avec l'eau du bain, en oubliant que la diminution de taille sert ici deux maîtres. Elle marque tout autant la distance au spectateur (l'éloignement en profondeur), que le dénivelé du terrain (l'étagement en hauteur). Cette photographie s'appuierait donc principalement sur une vue plongeante pour créer la surprise visuelle que vous pouvez avoir en la découvrant. Approfondissons.
Chaque fois que je redécouvre cette photographie, j'ai du mal à imaginer que ces quatre là puissent rester assis sur l'herbe sans glisser inéluctablement vers l'eau. Comment expliquer cette surestimation de la déclivité ? En dehors de l'utilisation d'un objectif inférieur au 50 mm. qui pourrait expliquer cette distorsion, la position du photographe est ici essentielle. J'imagine
Henri Cartier-Bresson debout. Au lieu de diriger son objectif droit devant lui, vers la rivière dans un axe qui serait parallèle à celui de la pente (ligne bleue), il l'incline vers les personnages (ligne orange), créant ainsi un nouveau point de fuite. Le premier et principal point de fuite se situe, hors de l'image, sur la ligne d'horizon (ligne rouge). Ainsi les fuyantes de la barque se dirigent-elles vers lui. Le second point de fuite se trouve au mitan de la rivière, quelque part en-dessous du premier. De par sa position inférieure, il épouse le plan descendant de la berge et suppose que le photographe debout regarde droit devant lui pour contempler l'eau. Le troisième point, encore plus bas que les des deux premiers, mais plus au moins au niveau de la rive, indique que le photographe incline son objectif vers la pente herbue, plutôt que de le diriger, en face de lui, vers la rivière. Plus un point de fuite s'écarte de la ligne d'horizon, plus l'inclinaison est importante. Mais ici, il est difficile de faire la part des choses : avons-nous là un regard parallèle à la pente (et, en cela, la véritable inclinaison de la pente) ou une inclinaison supérieure due au regard du photographe fixé sur les chaussures de la femme la plus éloignée ? Je penche pour cette dernière solution.

 

Henri Cartier-Bresson, "Juvisy", photographie, 2.
 

Mais faisons d'autres expériences. Masquez la surface de la rivière. Bien que légèrement inclinés en arrière (en raison de la vue plongeante sur les épaules et les crânes) ce groupe festoie maintenant dans la plaine. Masquez seulement la barque. Ils déjeunent alors dans l'humidité d'un brouillard tenace ou dans la chaleur et la fumée de l'incendie qu'une gauloise maïs jetée dans l'herbe sèche aurait provoqué.
(
http://www.flickr.com/photos/79634375@N05/7345955618 pour une même illusion à l'évidence plus marquée).

Qu'avons-nous appris ? Bien peu de choses, si ce n'est qu'en déplaçant notre attention d'un indice plastique à l'autre, nous pouvons changer totalement l'orientation des plans et, ainsi, annuler la plongée qui, à d'autres moments, nous étonne par sa pente. Pour lors, la barque semble être l'indice essentiel, la bouée de secours qui nous permet de revenir à une vue plongeante sur la rivière, lorsque nous nous sommes égarés dans la plaine. Vue plongeante mal servie par une diminution de taille desservie par ce dilemne : marquer l'échelonnement progressif des alcools dans la profondeur de l'espace, tout en indiquant la hauteur progressive des buveurs au-dessus du plan de l'eau.

UN TUB AU PASTEL

Le tub de Degas représente une femme en train de se laver. Bien que la vue plongeante repousse, là encore, l'horizon dans le hors-champ supérieur de l'image, nous n'avons pas ici à subir l'incertitude de dénivelé de la photographie précédente. Pour comprendre cet écart, nous allons passer en revue tout ce qui différencie l'espace de ces deux images.

 

Edgar Degas, "Le tub", 1886.

 

Au lieu de rendre l'éloignement progressif des formes sur un plan à l'inclinaison incertaine, Le tub s'attache à marquer la rupture brutale entre deux plans qui s'étagent dans la hauteur de l'espace réel : le dessus du meuble et le plancher de la pièce. Pour en arriver là, Degas utilise des mécanismes plastiques et picturaux déjà vus précédemment.

Nous retrouvons ainsi la ligne de crête des Chasseurs dans la neige qui, comme dans la peinture, marque une limite brutale entre la hauteur des plans. Cette ligne, que la pente continue d'une berge méconnaît, manquait à la photographie pour signifier, de manière claire, l'étagement dans la hauteur de l'espace. Certains penseront que la ligne du bord de l'eau jouait ce rôle. Si ce n'est que nous avions là une contiguïté réelle de plans en lieu et place d'une rupture et que l'angle formé par ces plans s'échinait à rendre un dénivelé bien difficile à évaluer, puisque sans la barque, la rivière pouvait se dresser à la verticale à la manière d'un écran de fumée.
Nous avons de même un contraste de taille marqué entre des éléments pourtant situés à une même hauteur dans l'image. C'est ainsi que le pichet d'eau posé sur le meuble possède une taille équivalente à celle du torse de la femme accroupie. Seul écart avec les peintures précédentes, ce n'est plus tant l'élément lointain (patineurs sur la glace ou promeneurs sur la grève) qui parait minuscule que l'élément proche (le pichet) qui semble démesuré. Cette situation peut s'expliquer par le fait que le corps humain, en tant que forme connue et peu sujette à variation, constitue un étalon sûr pour évaluer la taille des éléments de l'image. Ainsi, tandis que
Brueghel et Marquet mettaient en conflit les tailles apparemment disproportionnées de personnages constants, Degas confronte la taille constante d'un humain à celle variable d'un objet.
Enfin, nous avons semble-t-il une plongée beaucoup plus marquée avec
Le tub. Ici, notre regard plonge vers le sol. Pourtant, l'intensité de la plongée ne se mesure pas à l'absence d'horizon, car à supprimer les deux-tiers supérieurs des Chasseurs dans la neige, la vue sur la glace vaut bien ce regard porté sur le sol de la pièce au tub. Le cadrage serré comme un corset du pastel de Degas étouffe le regard au point de suggérer une plongée plus importante qu'elle n'est.

MÉCANIQUES DE LA PLONGÉE

Je n'ai qu'à de rares exceptions près réalisé de vues plongeantes dépourvues de ligne d'horizon ou de sa présence possible. Et, si les quatre croquis de la page 42 du carnet 1987-1988 semblent tout retournés, c'est que cette page s'essaye à représenter deux personnes, regardant la télévision, assises sur un canapé.
Ainsi, pour lire ces croquis, vous devez imaginer que vous êtes debout derrière un canapé où deux personnes sont assises. De ce point de vue plongeant, la tête des personnes que vous regardez pose deux problèmes. D'une part, elle est proche de vous et, ainsi, parait plus grande que le reste du corps. Mais surtout, cette tête est plus basse dans la hauteur de votre champ visuel, et par là de toute image dessinée, peinte ou photographiée, que les ventres, genoux et pieds que vous pouvez apercevoir s'éloignant dans la profondeur de la pièce.

 

Page de croquis sur les vues plongeantes, 1.

 

1. Deux personnes, affalées dans un canapé, regardent la télévision. Bien sûr, tout est exagéré mais beaucoup moins que n'importe quel tracé graphique n'exagère le contraste de seuil entre un objet et son environnement. Ainsi, les têtes sont énormes, mais essayent de rendre compte de leur proximité. Ainsi, les corps s'affinent vers le lointain. Ainsi, les pieds dépassent la télévision, mais la pièce était si petite et, en ces temps reculés, les grands écrans plats n'existaient pas.
2. Conversation sur un canapé en l'absence de télévision.
3. Plus assis qu'affalés, deux personnes peuvent tout autant converser que se taire, car, en l'absence des nez la direction des regards est perdue..
4. Conversation circulaire sur deux canapés en vis à vis.

La page du 28 carnet 2008-2010 n'est pas un rêve nocturne de vol mais présente quatre figures réversibles, qui peuvent tout autant être perçues en plongée qu'en contre-plongée. Mes explications risquent d'être maladroites du fait que je dois, moi-même, fournir beaucoup d'efforts pour passer de ma vision initiale à la vue contraire.
N.B. Nous délaisserons les croquis de la page gauche en ce que la problématique de la diminutions de taille n'est pas perceptible en ces bonhommes isolés.

 

Page de croquis sur les vues plongeantes, 2.

 

3. Dans ma vision initiale, lorsque ce croquis me tombe sous les yeux, je suis placé au-dessus de cette escadrille improbable. Je baisse les yeux et regarde le dos des trois personnages, qui passent en-dessous de moi et me contournent par la droite pour se diriger en mon arrière.
Dans la vision en contre-plongée, je lève les yeux au ciel et contemple des ventres, qui, venant de ma gauche, s'éloignent vers la droite dans la profondeur de l'espace.
Mais qu'en est-il de la diminution de taille ? Celle-ci varie et s'inverse au rythme des visions successives et alternées. Dans les deux interprétations, les personnages s'étagent dans la hauteur de l'espace. Mais, si dans la vision en plongée, le plus petit est celui qui est situé le plus bas, la vision en contre-plongée le situe au plus haut.
Est-ce à dire que la diminution de taille induit le renversement des visions. Cela est fort improbable, la diminution n'est qu'une conséquence de la reconnaissance formelle (ou d'un processus encore antérieur) qui nous dit que nous voyons là tantôt des dos, tantôt des ventres. Nous n'en voudrons pour preuve que les croquis de la page gauche d'où la diminution de taille est absente.
4. Je commence par baisser les yeux pour voir les ventres de trois personnages qui flottent en-dessous de moi pour s'éloigner vers la droite. Puis, je me décide à lever les yeux au ciel afin de voir les dos de personnages, qui, venant de la gauche, m'évitent par la droite pour passer dans le hors-champ arrière de l'image.

 

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PAGE SUIVANTE Du conflit entre la hauteur dans l'image et la diminution de taille

 

 

WEBOGRAPHIE
http://www.moma.org/visit/calendar/exhibitions/968
Juvisy, Henri Cartier-Bresson.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Edgar_Germain_Hilaire_Degas_031.jpg
Le tub, Edgar Degas.

BONUS PLANS INCLINES
http://www.flickr.com/photos/salford7/6875338506
Une barrière qui descend dans l'eau semble monter vers ciel.
http://www.flickr.com/photos/79634375@N05/7345955618
Un chien semble regarder le ciel mais c'est un lac qu'il contemple.

ICONOGRAPHIE
CARTIER-BRESSON Henri,
Sur les bords de la Marne, France, 1938, Gelatin silver print, printed 1947, 23.3 x 34.8 cm.,The Museum of Modern Art, New York.
DEGAS Edgar,
Le tub, 1886, pastel, 70 x 70 cm., Musée d'Orsay, Paris.

 

 

 

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