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"Accélération de l'espace pictural" |
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Mai 2012 LA PERSPECTIVE ACCÉLÉRÉE ET LA PEINTURE Nous venons de voir que la perspective accélérée en arrive à créer des points de fuite dans le réel, alors même que la réalité ordinaire ne connaît ni fuyantes, ni points de fuite. Fuyantes et points de fuite relèvent en effet de notre système visuel, qui évalue les distances grâce à la diminution apparente de taille des objets perçus. Mais si l'architecture peut parfois, en raison de la présence de plans diminuant réellement (Palais Spada), présenter des point de fuite, comment une représentation perspective en deux dimensions, qui, parcequ'elle imite la vision humaine, utilise déjà un point de fuite, va-t-elle se débrouiller avec les points de fuite utilisés par la perspective accélérée ? Comment l'image peut-elle prétendre être plus profonde qu'elle ne cherche déjà à le simuler avec la perspective classique ? Comment l'illusion de la profondeur peut-être paraître plus profonde qu'elle ne l'est déjà ? 1. PERSPECTIVE ACCÉLÉRÉE ET POINTS DE FUITE CAILLEBOTTE Gustave, 1848-1894. Place de l'Europe présente un plan montant, la côte de l'avenue, suivi d'un plan horizontal, les immeubles (qui, pour moi, en l'absence des tracés des fuyantes semblent en descente). Mais, comme nous l'avons vu avec l'architecture, ce ne sont pas tant les inclinaisons (montées et descentes) que les diminutions et déviations qui importent. Je préfère donc laisser la parole à Philippe Bousquet, dont la sagacité et la précision inspirées de Peter Galassi (voir biblio en bas de page) devraient convaincre le plus entêté d'entre vous.
Ainsi, à la différence des architectures précédentes, les points de fuite des deux plans fuyants latéraux et verticaux se croiseraient au lieu de s'écarter. Mais, si nous avons bien un plan incliné, une montée, dans cette vue de Paris, l'accélération des diminutions semble absente. Si aucun trapèze réel ne vient perturber la diminution attendue, comment Caillebotte pourrait-il donner un air d'infini à ce boulevard. En fait, des effets de grand angle sont cités par Galassi. En premier lieu, le trottoir a été élargi sur sa gauche. De plus, le premier croisillon du tablier est plus grand que les autres et que la taille qu'il aurait dû présenter à l'oeil. Ces distorsions peuvent être assimilées à des formes en trapèze, formes qui, en produisant des accélérations de la diminution des éléments, donnent lieu à cet infini irréel. Rue de Paris, temps de pluie, en éliminant l'effet des plans continus fuyants devrait nous permettre d'y voir plus clair. Pourtant, là encore, suivant toujours Galassi, nous avons deux points de fuite principaux qui se croisent, mais, cette fois, dans la latéralité de l'espace (voir : http://artifexinopere.com/?p=887). Tous deux sont placés sur la tête des femmes qui s'éloignent à droite du réverbère. Celui du trottoir se situe sur la femme qui marche à droite, tandis que celui du mur de la boutique est sur la tête de sa voisine marchant à sa gauche. Malgré cette volonté manifeste de dissocier les points de fuite, l'écart est si faible qu'il semble difficile d'attribuer le sentiment d'accélération de l'espace à ce seul indice. D'une part le conflit se limite à opposer un plan vertical à un plan horizontal, et, d'autre part, le magasin pourrait ne pas être parallèle au trottoir.
En attendant, puisque les points de fuite ne nous aident guère, cherchons d'autres indices picturaux d'une possible accélération, indices qui peuvent très bien s'appliquer aux fenêtres de cet immeuble. À la manière de la toile précédente, envisageons la possibilité d'une vue en grand angle. La rue semble alors coupée en deux. Une rupture brutale de la taille des pavés, sous les pieds des trois promeneurs traversant l'avenue, donne le sentiment que la chaussée bascule soudain dans un monde plus lointain. Caillebotte a utilisé ce que les psychologues de la perception appellent aujourd'hui gradients de densité, théorisés par Gibson en 1950 (voir biblio). Ces gradients, en l'absence d'une quelconque construction perspective, suffisent à exprimer une profondeur illusoire. Ainsi, les galets présentés ci-dessous, par leur disposition et leur diminution de taille, suffisent-ils à rendre la présence d'un sol, le regard incliné que nous portons sur lui en même temps que la profondeur de l'espace que nous avons sous les yeux. Mais, le plus étonnant est que le croquis de lignes convergentes réalisé par Gibson (à droite) reprend plus ou moins la situation voulue par Caillebotte avec ses pavés. Dans un cas comme dans l'autre, un seuil apparaît.
Mais, quelque chose distingue encore la peinture du croquis. L'accélération brutale de la diminution de taille des pavés est accentuée par le fait que ceux du premier plan ne semblent pas fuir dans la même direction que les suivants. Leur disposition en quinconce trace des lignes zigzaguantes, parfois claires, parfois foncées, qui, sans être des fuyantes se dirigeant vers le point de fuite central, passent pour telles. Et ces lignes suivent une direction quasi verticale, alors que les pavés plus lointains convergent vers la tête d'une des deux femmes s'éloignant. C'est ainsi qu'un rabattement de cette partie de la chaussée s'opère, rabattement légèrement vertical qui, tout en faisant office de grand angle, pourrait, par contrecoup, expliquer le sentiment que j'éprouve toujours de voir l'immeuble d'angle posé sur un plan descendant. CHIRICO Giorgio
Parmi, tous les points de fuite qui parsèment la toile, l'un d'eux pourrait donc attirer votre attention. Le bâtiment situé à gauche fuit vers un point situé légèrement au-dessus de la ligne d'horizon apparente. Et si la rangée d'ouvertures rectangulaire suit à peu près le même chemin, il n'en va pas de même des arches : la fuyante qui relie leurs sommets se dirige légèrement en-dessous du point de fuite dédié à ce bâtiment.
Nous pensons donc retrouver là le système des plans inclinés ou déviés déjà vus avec Caillebotte. Mais, tant les architectures de la page précédente que les peintures de la page présente, s'attaquaient jusqu'ici à des plans, qui, bien que conjoints, n'en restaient pas moins distincts. Nous avons là une utilisation inhabituelle de la perspective accélérée. Et les habitudes ont la vie bien dure, car si nous sommes habitués à ce que les ouvertures architecturales suivent et épousent les directions de la façade qui les porte, rien n'interdit à un architecte inventif d'imaginer un immeuble aux ouvertures qui diminueraient plus vite que les murs qui les porte, créant ainsi un conflit de perspective où l'accélération serait présente et visible. 2. PERSPECTIVE ACCÉLÉRÉE ET TAILLE DES ÉLÉMENTS MUNCH Edvard Munch a souvent réalisé ces intérieurs tassés à la profondeur dilatée sans que je ne comprenne les mécanismes utilisés pour en arriver à cet étouffement glacé. Et, malheureusement, tout ce que nous avons appris jusqu'ici ne nous sera d'aucun secours. Car, en dépit de la liberté du trait et de la touche, les fuyantes viennent se rejoindre en un point qui marque le centre du demi-cercle de la tempe de l'artiste. Le canon d'un pistolet posé à cet endroit aurait le même effet.
D'autres indices pourraient cependant encore être pris en compte. Nous pouvons, d'une certaine manière, retrouver l'emploi de plans démesurés déjà entr'aperçus avec Caillebotte. Les tables, bien qu'ayant des proportions normales en raison de leur fonction, semblent exagérément allongées. Mais, puisque leur fonction les oblige à cet allongement, un troisième indice pourrait être à l'origine de cette impression. Nous avons là ce que j'appellerai un : effet tunnel. Le volume de la pièce est tel qu'il fait naître en nous un sentiment d'étouffement. Le plafond parait bas, alors même que, ne pouvant le situer, nous ne faisons que l'imaginer. Nous manquons encore d'espace entre les tables elles-mêmes et entre les tables et les murs. Enfin, la trouée rougeâtre, qui, en l'absence des arêtes d'angle des murs, pourrait tout aussi bien représenter la porte d'accès à cet espace que le mur du fond, flotte au milieu d'un badigeon verdâtre. Tout cela concourt à créer l'angoisse, car nous avons là des personnages dont la taille et l'échelonnement par rapport au lieu, sont tels que nous sommes amenés à ressentir l'étouffement qui les étreint. Ainsi, nous avons là des êtres isolés et égarés dans un tunnel, grand cloaque de la vie dont la sortie peut tout autant évoquer la gueule de l'enfer, qu'une auréole venant couronner la tête du peintre. Avec le Soir rue Karl-Johann, Munch utilise encore d'autres procédés d'accélération de l'espace. Si nous retrouvons l'accélération de la diminution des personnages, celle-ci n'est plus progressive, et deux groupes, séparés par un espace apparemment démesuré, s'opposent. Le premier, telle une horde de morts-vivants s'avance vers nous. La taille de ses membres est en adéquation avec les éléments architecturaux, brossés sur le bord gauche de la toile. Le second est constitué des petites touches noires qui parsèment l'avenue au loin. Nous sentons confusément que ces formes n'ont pas une taille correspondant à leur éloignement dans l'espace. Nous imaginons aussitôt que le contraste de taille entre les personnages est à l'origine de notre étonnement. Pourtant, à détourer les deux groupes pour les poser sur un fond blanc, notre système visuel attribuerait, sans effort et sans problème, un éloignement juste et crédible au groupe éloigné, par une l'évaluation supposée, mais adéquate, de leur diminution de taille. En fait, ici tout est affaire de contexte, car ni la largeur de l'avenue, ni la taille des fenêtres n'arrivent à s'accorder avec la dimension des personnages. C'est ainsi que ces tâches noires apparaissent comme des fourmis perdues dans le mitan de l'avenue. C'est ainsi aussi que les fenêtres des immeubles qui nous font face sont plus grandes que ces passants nains et paraissent encore exagérées par rapport à celles que nous avons aux premiers plans. L'avenue Karl-Johann a donc deux cotés : celui des zombies qui s'accordent à la ville et celui des fourmis qui s'y sentent minuscules. C'est en cela que le Soir rue Karl-Johann n'use pas des mêmes procédés que l'Autoportrait à la bouteille de vin.
ROUSSEAU Henri Le dit Douanier Rousseau, en certaines de ses toiles, par volonté ou inadvertance, a, lui aussi, employé la perspective accélérée. Ainsi, le Paysage avec manoir est une toile où les personnages ont toujours attiré mon attention. C'est que la diminution de taille qui leur est imputée ne s'accorde guère avec le paysage dans lequel ils cheminent. Dans un premier temps, je vous aurais bien dit que les promeneurs les plus éloignés paraissaient bien petit par rapport au manoir. Mais si ce manoir était un château, rien ne viendrait choquer votre oeil aguerri. Reprenant ma première et superficielle impression, je dirais maintenant que le choc visuel provient de l'écart entre la diminution des personnages, qui, en-soi, en-dehors de ce paysage là, pourrait être telle, et celle des allées qu'ils sont en train de parcourir. Écart qui les transforme, par cette confrontation incongrue, en nains progressifs.
Ici donc, encore une fois, tout est affaire de contexte. PAGE PRÉCÉDENTE : Perspective accélérée et architecture
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BONUS CEZANNE Paul, Le banquet, huile sur toile, peint vers 1870, musée d’Orsay.
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