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"La ségrégation de la figure et du fond, 2"

 


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Décembre 2017

INTRODUCTION POUSSIVE

Nous allons maintenant revenir à des illusions, qui, bien que beaucoup moins connues que le Vase, sont de la main d'Edgar Rubin. Ces croquis devraient permettre de découvrir de nouvelles modalités d'apparition du conflit entre la figure et le fond d'une image.
 

A. AXE VERTICAL

1. LES CROQUIS

Bien que reprenant la problématique générale de la figure et du fond, la figure abstraite présentée ci-dessous, figure que nous nommerons Imbrication, utilise des moyens plastiques inédits.
 

Edgar Rubin, croquis de la figure et du fond.
 

Car, à repérer les modalités plastiques de la naissance de l’ambiguïté spatiale, nous voyons tout d'abord deux formes qui s’opposent en vis à vis, au lieu d'avoir une forme qui en englobe une autre. Cette frontalité pourrait gêner l’irruption de l’ambigu puisque d’autres figures connues sont plus ou moins englobantes (le damier, la croix pattée inscrite dans un cercle,…). Ensuite, bien que la répartition autour d’un axe vertical, puisse évoquer la symétrie du Vase, les formes ici présentes ne sont pas symétriques. Puis, nous avons encore l'effet spatial des couleurs. Tout plasticien sait qu'une couleur claire avancera sur un fond sombre, tandis qu'une couleur sombre viendra en avant d'un fond clair. Le problème est que rien ici, faute de forme centrée ou centrale, ne permet de désigner un fond. De même, la quasi parfaite égalité des deux surfaces est gênante en ce que la figure est en général plus petite que le fond. Enfin, la verticalité de formes interdit une interprétation qui en ferait un paysage naturel ou urbain avec ligne d'horizon.
Alors que la figuration même simpliste du
Vase rendait sa présence dans le réel plutôt rare, voyons si cette nouvelle figure peut faire irruption dans la réalité. Pour cela, nous allons regarder quelques photos.
 

2. LES PHOTOS

Cette photo trouvée sur Flickr (voir lien en bas de page) a été postée en toute connaissance de cause, puisque le photographe demande quel immeuble passe devant l'autre. A ne pas regarder les détails, j'aurais tendance à placer l'immeuble bleu en avant. Mais dès que l'on observe la taille des fenêtres cet échelonnement n'est plus de mise. Comment, malgré cet élément d'importance, l'immeuble bleu peut-il passer en avant ?
En premier lieu, le bleu joue un rôle prépondérant, mais ce n'est pas sa teinte qui importe. Car en dépit de cette couleur qui pourrait évoquer un ciel d'azur, et en cela un fond, ce bleu pour moi avance. Une loi de la Gestalt concernant la figure et le fond dit que la figure est foncée tandis que le fond est clair. Ainsi, cette règle si simple serait plus forte que le bleu du ciel. Pourtant, d'autres éléments plastiques peuvent encore faire fuir l'immeuble marron. On peut penser à ses fuyantes, puisque cet immeuble se présente à nous sous un axe fuyant accentué par la contre-plongée, alors que l'immeuble bleu se présente sous un angle presque frontal.
Tous ces détails plastiques permettent la possibilité d'une inversion des plans à la manière de l'
Imbrication. même si nous avons là une verticale parfaite dépourvue d'éléments imbriqués. C'est ainsi que la séparation verticale de deux plans suffit à jouer un rôle ambigu dans la ségrégation de la figure et du fond.
 

Photo : immeubles à l'échelonnement ambigu.
 

Voici maintenant une photo personnelle qui présente la même ambiguïté. Il faut donc savoir ce qui du mur de pierre ou du reflet vient en avant. Vous pouvez délibérer, mais je dirais de mémoire que la surface réfléchissante de métal située à gauche était en avant. Celle-ci était constituée d'un plan fuyant vers la droite et renvoyait l'image d'un autre mur situé dans le hors-champ droit de l'image.
Cette situation ne paraît pourtant pas des plus évidentes. En effet, dans ce grand hall de bureaux, la lumière ne joue pas le même rôle et n'a pas les mêmes effets qu'en plein air. En extérieur, les plans s'éclaircissent au fur et à mesure de leur éloignement : les premiers plans sont foncés et les derniers sont clairs. Mais avec une lumière artificielle et dans ce lieu clos, nous pourrions penser que la partie gauche est moins éclairée du fait de son éloignement.
C'est ainsi qu'il est ici très difficile de décider de l'ordre des plans, et, quand bien même cela vous serait facile, il serait alors difficile de procéder à la réversibilité des lectures.
 

Photo : murs à l'échelonnement ambigu.
 

Pour lors, malgré le coté apbrut de la séparation verticale, nous pouvons penser qu'une règle de la Gestalt qui veut que la figure est sombre et que le fond est clair, semble, sauf exception, respectée. Mais, si l'axe vertical joue un rôle important dans l'ambiguïté de la figure et du fond, un axe horizontal pourrait-il en faire de même ? C'est ce que nous allons voir grâce à un autre croquis de Rubin, croquis que nous appellerons les Dents de scie.
 

3. LES PEINTURES

Si la photographie ne peut que bien involontairement donner lieu à des ambiguïtés de la figure et du fond, qu'en sera-t-il de la peinture ? C'est ce que nous allons voir avec une toile de Bonnard : Le Café au Petit Poucet Place Clichy, toile à l'espace bien plus complexe qu'un simple regard ne le laisse entendre. Avec cette peinture, nous allons trouver une ambiguïté verticale de la figure et du fond, qui, à la manière des photos précédentes, accepte mal la réversibilité des lectures et ne rend pas compte de la réalité spatiale du lieu décrit. Commençons justement par une description.
Nous sommes debout à l'intérieur du café Au Petit Poucet. Un vitrage en partie ouvert et dont nous ne voyons qu'une partie du support métallique dans la partie inférieure droite, nous sépare de la terrasse extérieure qui donne sur la nuit de la place Clichy. A gauche, un long couloir, illuminé par des globes et bordé de tables, s'enfonce dans la profondeur de l'espace. Ici, à la manière des photos précédentes, la partie foncée de la toile, malgré la place où déambulent des piétons insouciants, semble occuper le premier plan, tandis que le couloir lumineux s'enfonce comme un coin sous la terrasse qui nous paraît alors bien proche.
 

Bonnard, "Le Café au Petit Poucet".


Nous sentons pourtant que la description qui vient d'être faite de ces deux espaces, séparés et conjoints par une possible colonne de fonte, ne peut respecter la topologie du lieu. Le couloir, dont nous ne voyons pas la fin, devrait surgir comme une avancée sur la terrasse extérieure en même temps que son éclairage électrique trouerait la nuit parisienne. Qu'avons-nous donc là ?
L'incohérence apparente de l’espace est due à la présence d’un miroir. La partie gauche au possible couloir n'est que le reflet de la salle dans laquelle nous nous tenons et qui nous entoure. Nous sommes dans l'angle intérieur d'une salle dont les murs s'avèrent, grâce au reflet de la glace, constellés de miroirs.
Ainsi, dans la réalité des lieux, la partie claire de la toile vient en avant de la partie foncée. La représentation du peintre, qui fait que la terrasse paraît plus proche que le pseudo couloir, semblerait donc conforter la loi de la Gestalt, loi qui veut que la figure apparaisse comme sombre sur un fond clair. Mais l'inversion des plans est ici beaucoup plus complexe que celle que nous avons pu voir avec des croquis abstraits et des photographies minimales. Essayons alors de dénombrer les éléments plastiques qui concourent à l'apparente incohérence spatiale de cette représentation figurative.
En premier lieu nous avons la nuit qui devrait faire surgir les lumières sur le nocturne de la ville. Mais ici, seules les taches claires de la terrasse obéissent à ce principe, et, même si le sol du pseudo couloir, à la blancheur éclatante vient en avant, le plan rectangulaire qui le contient persiste à s'enfoncer derrière la terrasse. Nous pouvons ensuite aller voir du coté de l’orientation des plans pour comprendre cette percée de la partie claire derrière la partie foncée. Alors que la partie gauche utilise des fuyantes nettes, la partie droite présente des plans frontaux qui s’échelonnent dans la profondeur. Mais ces derniers, du fait de l’absence de perspective aérienne, de la touche qui floute les formes et de la composition en registres, semblent plus s’empiler les uns au dessus des autres que s’éloigner de nous. Nous avons là un bien curieux étagement où seules les diminutions des chaises et des individus apportent un soupçon de profondeur. A gauche, en revanche, la diminution de taille exagérée des chaises et des femmes creuse la toile et nous envoie au-delà de la place Clichy. En fait, nous avons là un exemple de perspective accélérée car les fuyantes des pieds de chaise et de la base des miroirs se rejoignent en dessous de l'horizontale qui relie les yeux des passants, ligne qui, de ce fait, devrait constituer la ligne d'horizon de ce paysage urbain. Certains auront pourtant perçu la frontalité de la partie supérieure de ce reflet, qui, tout en imposant une torsion à l'image reflétée par le miroir, pourrait contredire la percée de ce plan. Si ce n'est que nous avons là, en ce morceau abstrait, des raccords de lignes et de couleurs, qui participent d'une autre manière à l'éloignement du plan. Tandis que la trajectoire de la ligne supérieure des miroirs se poursuit dans le bandeau de l'auvent pour se placer à son niveau, le raccord des mauves des reflets des miroirs dans le miroir et de la nuit parisienne nous propulse en arrière de la place.
C'est ainsi que Bonnard, qui se contrefiche des lois de la Gestalt, invente de nouvelles ambiguïtés spatiales de la figure et du fond.

 

B. AXE HORIZONTAL

1. LES CROQUIS

a) Croquis original des Dents de scie
À la manière des autres, ce croquis reprend la partition en noir et blanc d'un rectangle aux surfaces équilibrées. Maitrisant très mal la langue anglaise, je n'ai pas lu le commentaire de Rubin sur cette figure, et ne peux qu'inférer certains faits. D’après les lois de la Gestalt, la figure est foncée et le fond clair. Cette loi provient peut-être de l'influence de la perspective aérienne. En raison d'une masse d'air croissante vers le lointain, notre système visuel attribue un éclaircissement progressif aux plans qui s'éloignent. Ainsi, dans un paysage, la partie basse est souvent constituée d'un premier plan aux valeurs foncées, alors que les plans suivants s'étagent en hauteur tout en s'éclaircissant au fur et à mesure de leur éloignement. Cette figure cherche peut-être à prouver que le contraire est tout aussi possible. Car ici, les dents noires, bien que foncées et situées dans la partie supérieure, me semblent en arrière des blanches. Ce renversement de l'échelonnement attendu peut très bien s'expliquer par le fait que ce croquis évoque plus une vue nocturne de montagnes enneigées, que la vision d'une frange de parasol devant un ciel ensoleillé.
Pour en avoir le coeur net, nous allons retourner le croquis de Rubin.
 

Rubin, croquis ambigu 1.

 

b) Croquis des Dents de scie ayant subi une rotation de 180°
Cette fois, la partie noire me semble bien avancer sur un fond clair et il me paraît aussi bien plus difficile de basculer, en cette image, d'une vision à l'autre. Faire passer la surface blanche devant un fond noir, relève ici de l'exploit. Car, même à imaginer une frange de parasol éclairée de lumière électrique par une nuit noire, je ne peux renverser l'ordre des plans. Procédons de même, avec la première figure présentée sur cette page.
 

Rubin, croquis ambigu 2.
 

c) Première variation sur l'Imbrication
L'avantage de l'Imbrication est qu'elle paraît moins propice à des interprétations figuratives. Même, si certains peuvent toujours imaginer un arbre mort dans un paysage désolé, cette image est peu prégnante. Ici donc, le plan noir avance sur un fond blanc.
 

RubinRenversé1
 

d) Seconde variation sur l'Imbrication
Là encore, l'effet de nocturne me semble primer : des protubérances immaculées reposent devant une nuit noire.
 

Rubin, croquis ambigu 3.


Quelles conclusions pourrions-nous tirer de ces manipulations ? Dans un premier temps, nous pouvons penser, comme certaines interprétations données ont pu le laisser entendre, qu'une partie haute renverrait au jour lorsque qu'elle est claire et à la nuit quand elle est foncée. Mais nous sommes là dans des interprétations de haut niveau, des interprétations sémantiques descendantes qui viennent finaliser la lecture d'une image. Nous pouvons imaginer quelque chose de moins avancé dans la compréhension de l'image : à la partie basse serait attribué le rôle du premier plan, tandis que la haute relèverait de l'arrière plan. Bien que débarrassé du jour et de la nuit, cette association apparemment plastique n'en reste pas moins encore trop empreinte de sémantique en ce que nous trouvons cette répartition dans tout paysage, qu'il soit diurne ou nocturne. Aurions-nous là une configuration habituelle et répétée du monde réel qui aurait pu influencer nos schémas perceptifs ?
La question consiste maintenant à trouver dans le réel des ambiguïtés de la figure et du fond qui utiliseraient un axe horizontal pour donner lieu à un paysage diurne ou nocturne à l'échelonnement des plans renversé ou incertain.
 

2. LES PHOTOS

Coin De Mer, 2016, Vendée.
Cette photo peut, dès le premier abord, sembler des plus étranges. En effet, comme nous l'avons vue, une teinte foncée en haut et claire en bas est contraire aux lois de la perspective aérienne, et, en cela, aux attentes que nous pouvons avoir face à l'image réaliste d'un paysage.
Ainsi, la partie supérieure, un possible ciel assombri, paraît proche de nous alors que la bande inférieure, un tout aussi possible rivage, semble éloigné. Cette situation atmosphérique n'étant pas impossible, nous sommes prêts à accepter l'inhabituel échelonnement des plans de l'image.
 

Photo à l'espace ambigu.
 

Mais, notre surprise était fondée en ce que cette photo avait subi une rotation de 180°. Ainsi à revenir au paysage original, nous sommes rassurés de retrouver ce que nous voyons lorsque nous avons les deux pieds sur terre face à la mer.
 

photo à l'espace ambigu, 2.
 

Nous allons terminer l'étude de l'axe horizontal dans la ségrégation de la figure et du fond avec une nouvelle peinture de Pierre Bonnard.
 

3. LES PEINTURES

L’escalier dans le jardin vient contredire tout ce que nous venons de dire. En cette toile ensoleillée, le premier plan de jaunes et de verts comprend les couleurs les plus claires, alors que le ciel et les frondaisons font partie des teintes les plus sombres. Il est bien difficile, même en s'appuyant sur une topologie ou une météorologie particulière des lieux, d'expliquer cette situation.
 

Bonnard, "L’escalier dans le jardin".


Imaginer que nous soyons à l'ombre des frondaisons n'explique nullement le ciel foncé et le flamboiement des premiers plans. Il semble que la volonté du peintre prime pour répartir les couleurs froides au sommet et les chaudes à la base. Cette peinture contrevient donc à la perspective aérienne classique : ici l'échelonnement des valeurs, du bas vers le haut et du proche vers le lointain, est inversé. Quoiqu'il en soit, le résultat spatial reste encore cohérent avec la théorie de la Gestalt. Si le haut de jardin et le ciel ne parviennent pas à passer au premier plan, ils s'en approchent fort. L'espace ainsi aplati, l'escalier se transforme en échelle.
Mais Bonnard est coutumier du fait, au point qu'en la toile qui suit nous avons un bel exemple de concept perspectif inédit : une perspective aérienne inversée.
 

Bonnard, "Le Cannet".


Passons à la dernière page, qui , tout en s'éloignant de la réversibilité de la figure et du fond, montrera que des éléments du fond n'en peuvent pas moins, à certaines conditions, faire irruption dans les premiers plans.

 

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ICONOGRAPHIE

RUBIN Edgar, Imbrication, dans : Visuell Wahrgenommene Figuren : Studien in psychologischer Analyse, 1921, Kobenhavn : Gyldendal.
https://archive.org/details/visuellwahrgenom01rubiuoft

RUBIN Edgar
, Dents de scie, fig. 6 du livre de : ARNHEIM Rudolf, Visual Perception : A Psychology of the Creative Eye, 1969, Berkeley CA : University of California Press.
https://archive.org/details/artvisualpercept00arnh_0
BONNARD Pierre, Le Café au Petit Poucet Place Clichy, 134 x 204 cm, huile sur toile, 1928, musée des Beaux-Arts, Besançon.
BONNARD Pierre, L’escalier dans le jardin, 1942-1944, huile sur toile, collection privée.
BONNARD Pierre, Paysage du sud Le Cannet, huile sur toile, 64.1 x 71.1 cm, ca. 1943, Robert Lehman Collection.

WEBOGRAPHIE

http://www.flickr.com/photos/antydiluvian/8264789859/
Savoir si l'immeuble bleu à droite est en avant ou arrière de l'immeuble situé à gauche.
https://www.flickr.com/photos/147066275@N04/29626146996
Savoir si l'mmeuble lointain à droite est en avant du grand bâtiment situé à gauche.

 

 

 

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