Visite du chanteur soufi Shir
Miniature indienne, "Visite du chanteur soufi Shir Muhammad auprès d'Abul Hasan Qutb Shah", Deccan, 1720.
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PLANSITE-------SITEMAP---

 

Juillet 2013

Regardant cette miniature, un spectateur crédule serait amené à penser que le personnage vêtu tout de blanc, agenouillé en bas à droite entre aiguière et porcelaine, est un derviche dont la moitié droite du corps serait en lévitation.
Mais, nous allons voir qu'en cette miniature, un plan unique et continu peut être amené à se tordre sous nos yeux, selon le regard que nous portons sur lui, regard influencé par le contexte qui l'entoure. Pour rendre compte de cette situation pour le moins surprenante, il vous suffira de regarder le détail présenté ci-dessous et d'en masquer successivement la moitié gauche et droite.
À suivre alors la bande foncée qui traverse horizontalement l'image et, après avoir masqué la partie droite, vous pourriez croire que cette bande représente une contremarche. Votre opinion serait confortée par les rayures verticales, régulières et successives, qui scandent la surface.
Pourtant, en déplaçant votre regard vers la droite, et oublieux de ce que vous aviez cru voir, vous apercevez maintenant un serviteur agenouillé, dont la moitié du corps serait dans le vide si vous mainteniez cette première hypothèse. C'est ainsi que, reniant vos suppositions antérieures, cette bande foncée devient un élément décoratif d'un sol qui s'éloigne dans la profondeur de l'espace.

 

Détail : "Visite du chanteur soufi Shir Muhammad auprès d'Abul Hasan Qutb Shah", Deccan, 1720.

 

La question est de savoir comment nous pouvons en arriver à percevoir un plan vertical là où il n'y a qu'horizontalité ? En premier lieu, à la différence de la bande aux losanges située juste au-dessus, ce plan dépourvu de limites latérales se présente à nous comme une frise infinie. La perte des extrémités entraîne, en cela, une perte dans la connaissance de l'orientation de la surface concernée. Si ce n'est qu'une suite de lignes verticales découpent la bande sombre en rectangles juxtaposés qui, pour un spectateur occidental, ne sont pas sans évoquer les blocs d'un trottoir. Mais cette hypothèse reste insuffisante, car à regarder la bande immédiatement supérieure, les losanges décoratifs, tout aussi verticaux, ne suffisent pas à relever à la verticale la surface sur laquelle ils sont posés. Mais, il est vrai qu'en cet autre plan, la succession des losanges, est interrompue par les obliques du bassin qui rappellent l'orientation générale du sol
.
Il nous faut donc trouver un autre indice, un indice supplémentaire, qui permettrait de favoriser la vision d'un rabattement à la verticale de la bande foncée. Pour un regard occidental, cette indice est l'ombre. Une couleur foncée peut bien évidemment être réellement foncée. Mais dans l'environnement uniformément clair du sol de la terrasse, cette bande dont nous ne connaissons ni les limites, ni la forme, et que nous ne pouvons, pour ces raisons, associer au bassin, au coussin ou au récipient, semble redevable de sa noirceur à une possible orientation verticale. Un éclairage zénithal éclaircit les sommets et les plans horizontaux, tout en assombrissant les plans verticaux en raison de leur orientation déviée par rapport à la source lumineuse.
Les miniaturistes indiens ont presque toujours ignoré les ombres, leur préférant les lignes et les couleurs. Mais cette préférence n'est pas une règle absolue. Ainsi, le fossé qu'enjambe la passerelle située tout en bas a beau être d'une couleur identique à celle du sol, un dégradé permet de mettre en évidence la verticalité de sa paroi.
Ici, donc, en ce conflit d'orientations, ce n'est plus tant la direction des lignes qui fonde l'équivoque, que la valeur de la couleur. En passant du clair au foncé, nous, regardeurs occidentaux habitués au jeux des ombres et des lumières dans les images, en arrivons à basculer d'une horizontalité supposée à une verticalité imaginaire.

ADDENDUM 1
Un autre détail de cette image n'est pas sans rappeler
Le bras long. Le serviteur situé en haut à droite est censé éventer son maître. Si ce n'est que, là encore, la distance à parcourir pour que le souffle de son éventail puisse atteindre la nuque du maître semble démesurée.
ADDENDUM 2
Une torsion similaire de surface peut encore être ressentie dans
L'assassin menacé de Magritte. et une estampe japonaise de Hiroshige. Certains penseront alors que la torsion de plan est un phénomène universel constitutif de l'image en deux dimensions, alors que d'autres l'attribueront plus simplement à un raté toujours possible de la perception humaine d'une image ou du réel.

 

 

WEBOGRAPHIE
http://expositions.bnf.fr/inde/grand/exp_031.htm
Visite du chanteur soufi Shir Muhammad auprès d'Abul Hasan Qutb Shah, par Govardhan II ( ?), école moghole (d'après une peinture deccani), vers 1720, BnF, Est., Réserve Od 43 pet. fol., f. 24. Cat. RH n° 118 (Image analysée ci-dessus)
http://expositions.bnf.fr/inde/icono/index.htm
Toutes les images de l'exposition consacrée aux miniatures indiennes à la B.N.F. site Miterrand.

BIBLIOGRAPHIE
Miniatures et peintures indiennes, Collection du département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France
Volume I,
Miniatures et peintures de l'Inde du Nord, par Roselyne Hurel, 256 p., Bibliothèque nationale, 2010
Volume II,
Miniatures et peintures de l'Inde méridionale, par Roselyne Hurel, 184 p., Bibliothèque nationale, 2011

EXPOSITION
Miniatures et peintures indiennes, du 10 mars au 6 juin 2010, Bibliothèque nationale de France, Site François-Mitterrand - Galerie François 1er.

ICONOGRAPHIE
Croquis personnels présentant des torsions de plans :
Carnet 1986-1967 :
page 93, page 94.

 

 

 

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