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Cette image, d’un autre temps et d’un autre espace, est une miniature indienne du royaume de , datée du dix-septième siècle. La notice du catalogue nous apprend qu’elle représente: “une femme se tenant debout entre deux buissons fleuris avec une vache blanche sacrée derrière elle”. Pauvre notice qui, tout en portant un regard aveugle sur l’image, n’en souligne pas moins l’importance des rapports spatiaux. Mais l’aveuglement est grand qui ne parle ni de cette fausse superposition, énorme, centrale et primordiale, ni du geste de prière du personnage féminin. La vache sacrée, bien qu’étant repoussée au deuxième plan par le recouvrement du personnage, se retrouve au premier quand on s’intéresse à l’emplacement au sol des sabots de l’une et des pieds de l’autre. L’étagement des bases sur le plan du sol vient, encore une fois, contredire la superposition des surfaces. Fausse superposition classique donc qui, s’affiche avec une telle insistance qu’au lieu d’être un manque ou au mieux une maladresse exploitée à des fins extérieures, devient le centre d’intérêt de l’image, son sujet principal. Malgré la mise en évidence du procédé, certains ne verront là qu’une erreur immense. Pourtant, à y regarder d'un peu plus près, cette vache que nous hésitions à placer au premier ou au deuxième plan pourrait en fait se retrouver au dernier. Deux arbustes fleuris la cernent dont les feuilles nous font douter encore un peu plus de la réalité terrestre de cette représentation. Les unes, séparées de l’ animal, n'offrent aucune information spatiale, tandis que d’autres, par leur contiguïté, nous laissent dans l’incertitude quant aux relations réciproques de la végétation et de l'animal. Mais, en venant se superposer au double menton de cette vache à l’air de Bouddha repu et éveillé, une dernière feuille renvoie l'animal au dernier plan, au-delà du buisson. Ce triple positionnement possible et contradictoire du bovidé sacré, cette cascade de superpositions ne peut être une énorme maladresse, le fruit du simple hasard.
Nous retrouvons là cette forme d’humour, caractéristique de certaines situations de la gravure de Satire on false perspective, qui, tout en nous faisant douter de l’emplacement des choses et en développant des situations impossibles, nous invite à en rire. Mais cette interprétation humoristique n’est pas la seule envisageable. Il est un fait que cette vache est à l’origine de toutes les distorsions spatiales de l’image (1). Il n’en demeure pas moins que certaines conséquences du positionnement de la vache sacrée sont d’une toute autre importance que la relation impossible qu’elle a avec le buisson fleuri qui ne tient qu’à une feuille que beaucoup ne verront jamais. C’est bien la femme qui, par le jeu d’une fausse superposition ahurissante, est l’enjeu et l’atout principal de l’image. Ici, nous sortons du domaine de l’erreur, en raison de la volonté délibérée d’utiliser la superposition inversée à des fins non plus plastiques mais sémantiques. Un type nouveau de superposition s’impose un moyen inusité et efficace de participation à la production du sens qui l’éloigne de son rôle traditionnel d’élaboration de l’espace. Cette superposition inversée en renversant l’échelonnement des plans détruit d’une main l’espace classique tout en façonnant de l’autre un espace impossible qui supporte un discours d'habitude indicible.
Quel est ce nouvel espace? Celui qui permet à cette femme de venir voler au premier plan. Cette interprétation qui se rapproche le plus d’un espace classique possible n’arrive pas pour autant à expliquer la relation impossible mais anecdotique de la vache et du buisson. Car si l’on peut, comme la femme, être en avant et au dessus, on ne peut, comme la vache, être en avant et en arrière. Quel est ce nouveau discours? Celui qui nous confirme, par la disposition des formes dans l’espace, ce que nous disaient déjà les gestes, les regards, et les lignes. La montée vers le ciel des buissons fleuris, la succession des regards ascendants et le geste de prière invitent la superposition inversée à être interprétée comme une véritable lévitation, une élévation, un enlèvement. Cette femme, dans l’extase qui la transporte, flotterait réellement ou idéalement au dessus du sol. L’animal, par sa présence irrémédiablement impossible, se comprendrait alors comme le témoignage, le signe ou encore le symbole de la présence divine et l’explication ou la cause de cette lévitation. L’idée de lévitation devient le terme approprié pour rendre compte d’une réalité visible bien qu’incroyable. Pour ne pas être confondue avec une vulgaire erreur, cette dernière tout en supportant le sens véritable de l’image ne peut assumer ce rôle qu’en étant elle-même supportée par le discours qui l’entoure. Nous avons là une intrication parfaite de la fin et des moyens, car cette femme et cet animal n’acquièrent tout leur sens qu'avec la superposition inversée qui les lie. Devant cette indienne, nous comprenons qu'une erreur peut, envers et contre tout, produire un sens positif. Ce que les codes de la représentation classique européenne expriment par un discours littéraire convenu (drapé volant, mimiques expressives et convenues), peut être rendu par le jeu libre et naturel des relations plastiques. Nous avons atteint une fonction positive de ce que nous devrons désormais appeler superposition inversée.
NOTE DE BAS DE PAGE {1) Pour s’en convaincre il suffit d’imaginer la miniature privée de l’animal, l’image redeviendrait tout a fait ordinaire.
RÉFÉRENCES Femme et vache sacrée, tempéra sur papier, royaume de Golconde, XVIIème siècle. REPRODUIT DANS Miniatures orientales de l'Inde, texte de Jean Soustiel, catalogue d'exposition du 14 Au 25 Mai 1973, Editeur Legueltel, ISBN 285252001X.
Vous pouvez consulter un tableau de superpositions inversées personnelles, dont les croquis de la deuxième rangée utilisent un mécanisme qui serait identique à celui de cette miniature, si nous n'avions pas le passage de la verticalité indienne à l'horizontalité parisienne). Puis, de là, vous pourrez voir les dessins ou lire les analyses qui ont été réalisés à partir de ces croquis : Tableau n°16.
Ne manquez pas une autre superposition inversée qui, dans une miniature française de beaucoup antérieure, montre quant à elle son incapacité à rendre compte de l'espace du réel. En cette autre image, l'humour est donc totalement involontaire.
En une vie antérieure, en un mauvais karma, j'avais commis ce mauvais plagiat de vouloir me mesurer à cette vache vue dans un livre sur les miniatures indiennes à la B.P.I. du centre Beaubourg. Voici un lien qui vous conduira à quelques images impossibles (voir suivantes et précédentes) réalisées au crayon de bois sur du papier alors appelé machine (machine à écrire, pour les êtres n'ayant pas connu cette ère).
Mais plutôt que d'aller en Inde, pourquoi n'iriez-vous pas à . Ce petit village de Sicile possède de nombreuses églises baroques, où il fait bon s'abriter du brouillard tenace dû aux nuages venant s'écharper sur cette colline qui domine une plaine pourtant écrasée de soleil. Le sol de ces églises est couvert d'emblèmes funéraires dont les marbres ont été polis par les pieds des fidèles et des touristes. L'un de ces emblèmes vous rappelait l'Inde et vous ne saviez pas pourquoi. Maintenant vous savez.

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