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QUAND L'IMPOSSIBLE ROULE DES MÉCANIQUES Tracer la frontière entre l'impossible et l'ambigu d'une représentation n'est pas une tâche aussi difficile que sa formulation pourrait le laisser croire. L'image, surtout lorsqu'elle s'attache à rendre les trois dimensions du réel, obéit à des règles plastiques quasi mathématiques. Ce site défend l'idée saugrenue que trois mécanismes plastiques suffisent à rendre compte de l'ensemble des impossibilités et ambiguïtés de la représentation de l'espace. "C'est à voir !", mais oui c'est à voir. Ce constat n'empêchera pas chacun d'avoir sa lecture des choses. Nous verrons ainsi que ce n'est pas tant l'image qui pose problème, puisqu'elle est plate, fixe et inanimée, que le discours que nous portons sur elle. Tout alors deviendra question de vocabulaire.
DES TROIS PRINCIPES PLASTIQUES DE L'AMBIGUÏTÉ SPATIALE
Afin de rendre compte des trois principes plastiques de l'ambiguïté spatiale, nous serons amenés à prendre des figures plus ou moins connues, qui, malheureusement, ne seront pas toutes des escaliers. Parce qu'elles ont été construites dans le réel, ces figures dites impossibles montreront que leur soi-disante et mal-disante impossibilité se cantonne à l'image ou, pour le moins, au regard que nous portons sur elle.
L'image Wikimedia Commons, présentée ci-dessous, rend bien compte d'une apparente impossibilité spatiale. L'Escalier de Penrose, à l'instar des vis sans fin et autres systèmes auto-alimentés, ne peut exister dans le réel. Pour que nous croyions à cet montée incessante qui n'a de cesse de revenir à son départ, il faut que la perspective, qui arrive habituellement à rendre compte des volumes et de l'espace du réel, ait été pervertie en ses moyens et déviée en ses buts. En dépit de son implacable évidence, l'illusion peut être comprise et déjouée : la volée de deux marches située à droite du dessin n'entre pas en contact avec la volée supérieure constituée de six marches. Nous avons là un contact illusoire des deux volées qui, dans la réalité des maquettes construites sont séparées : .http://www.youtube.com/watch?v=CKtIDUWpunE Cette apparente contiguïté résulte de l'utilisation de deux mécanismes plastiques. Du point de vue particulier sous lequel a été dessiné l'escalier, certaines arêtes des deux marches concernées s'alignent plastiquement le long d'une même verticale. De même, le dessin met en contact l'angle supérieur de la marche inférieure avec la contremarche qui le domine. Si l'alignement participe de cette illusion, il ne lui est pas nécessaire. Ce qui prime ici est la contiguïté plastique de l'angle et de la surface gris foncé qui le domine et l'entoure. Ce contact plastique est si prégnant qu'il nous empêche d'opérer la séparation mentale des deux éléments. Visuellement, nous devrions voir la volée de deux marches s'éloigner de la volée de six, se détacher de sa première marche pour venir se placer, à un niveau plus élevé, dans l'axe de la quatrième.

D'un point de vue plastique, l'Escalier de Penrose utilise donc un contact équivoque de surfaces en ce que deux plans distants du réel semblent être visuellement conjoints dans l'image. Et s'il est vrai qu'un alignement d'arêtes est visible, ce dernier se contente de faciliter l'illusoire contiguïté de plans éloignés.
Pour lors, je n'ai pas trouvé l'image de la construction de l'escalier impossible sous forme d'anamorphose. Bien entendu, cette anamorphose existe, que ce soit dans un livre ou sur le web ou bien encore ailleurs. Car, l'escalier anamorphosé a sans doute déjà été construit dans le réel sous la forme d'une maquette, d'un décor ou d'une sculpture. Mais pour lors, vous devrez vous contenter d'une Tripoutre de Hamaekers, visible sur cette page web (Fig. 2) : http://im-possible.info/english/articles/real/index.html
Un mécanisme plastique est à l'oeuvre en cette animation. Si l'anamorphose est une technique, qui, initiée par Léonard de Vinci, a connu depuis de multiples ramifications, nous considérons ici qu'elle fait partie d'un ensemble encore plus vaste : la superposition équivoque. Nous postulons pour cela que la superposition diffère du contact et de l'alignement équivoques en ce qu'elle ne nécessite qu'un seul élément pour donner lieu à ambiguïté. À la manière du , qui alterne successivement et incessamment les visions en plongée et en contre-plongée d'un volume unique et fermé, la superposition équivoque se suffit d'une forme unique, fermée et continue pour donner lieu à deux interprétations. Ici nul besoin des contacts et des alignements parfois appliqués à des formes uniques mais, en ce cas, ouvertes, ou bien plus souvent utilisés pour des éléments multiples aux échelonnements et orientations divers. Le croquis suivant (page 21 de Coren & Girgus) devrait vous faire comprendre en une fraction de seconde ce que je tente de vous expliquer sans résultat depuis quelques instants.

Passons au troisième principe plastique de l'ambiguïté spatiale.
L'escalier photographié de Taormina se distingue des escaliers précédents par le fait qu'il n'utilise ni le faux contact (Tripoutre de Ernst), ni l'anamorphose (Tripoutre de Hamaekers) pour résoudre le sentiment d'impossibilité auquel nous sommes confrontés. Il en diffère encore en ce que l'impossibilité apparente ne concerne pas un élément fermé et unique comme les deux escaliers circulaires précédents, mais oppose deux éléments distincts : les marches et la rambarde. Nous avons vu dans la page précédente que nous avions là un mélange de contact et d'alignement équivoques. La rampe pourrait bien poursuivre son trajet rectiligne en traversant le palier de l'escalier, si sa base ne venait pas recouvrir la première volée de marches pour entrer en contact avec elle et contredire ainsi cette élucubration fonctionnelle. Si ce contact là est nécessaire à la perception d'une impossibilité apparente, il n'en est pas la cause. Car c'est bien l'alignement des deux barres orthogonales de la rampe le long d'une même oblique qui, tout d'abord, nous pousse à la faute, nous laissant imaginer une rampe parfaitement et totalement rectiligne en lieu et place des deux rampes perpendiculaires.

Enfin, cet escalier diffère toujours des précédents en ce que sa construction participe aux trois dimensions du réel au lieu de le cantonner aux deux dimensions d'une représentation comme le fait l'Escalier de Penrose. Cette évidence n'est pas aussi anecdotique qu'il y paraît. Cela signifie simplement que des escaliers, mais aussi d'autres volumes réels, peuvent, de certains points de vue, apparaître comme étant impossibles. Ainsi, la Tripoutre de Penrose a depuis déjà longtemps donné lieu à construction. Si le passage des deux dimensions de l'image aux trois dimensions de la réalité remet en cause notre perception de ces deux mondes, il vient encore bousculer le langage : nous ne pouvons continuer à qualifier d'impossible des figures construites dans le réel.
L'IMPOSSIBLE LE LANGAGE ET LE RÉEL
Depuis que différentes constructions de la Tripoutre ont été réalisées, nous devrions parler de figures dites impossibles, ou, mieux encore, crues impossibles. Un critère simple devrait permettre de marquer la frontière de l'impossible : celui de la constructibilité. Une image dite impossible ne peut plus être qualifiée de telle à partir du moment où, par quelque procédé que ce soit, elle a été construite en trois dimensions dans le réel. C'est ainsi que j'ai dû manger mon chapeau en apprenant la construction de la Fourche du diable, ou Trident impossible, ou Blivet (voir le fichier Wikimedia Commons ci-dessous). Cette figure repose sur un contact impossible de la figure et du fond, en ce que certaines surfaces faisant partie de l'objet, des pleins, se transforment imperceptiblement en vide et vice-versa. Ainsi, aucune limite ne marque en cette image le passage de la figure, les surfaces planes ou courbes des volumes, au fond, l'espace qui entoure et d'où surgit la figure. En cela, je croyais mordicus à son inconstructiblité, si ce n'est avec des barres à la manière de Guido Moretti (voir la Sculpture de Guido Moretti), qui, en évitant la problématique des surfaces et en s'apparentant à un dessin dans l'espace, aurait été seul à même de rendre l'incroyable passage de la figure au fond et du fond à la figure. Malheureusement Monsieur Walter Wick a cru bon de décevoir mon attente : Construction de Walter Wick Cette attente aurait dû être déçue depuis beaucoup plus longtemps si je n'avais pas oublié que Monsieur Shigeo Fukuda avait, dès 1985, réalisé une construction du Trident, qui, à le différence de celle de Walter Wick, se passe de miroir : Construction de Shigeo Fukuda

Mais, si l'impossible n'existe pas, qu'en est-il alors des catégories de l'impossible et de l'ambigu ? Les figures dites impossibles ne seraient, somme toute, que des figures ambiguës déséquilibrées. Ainsi, alors qu'une figure ambiguë nous demande de choisir entre deux interprétations équilibrées et, dans l'image, indécidables, la figure impossible oppose une interprétation dominante, son impossibilité apparente, à une interprétation réaliste et donc constructible que nous avons beaucoup plus de mal à imaginer, visualiser et accepter. Si le vocabulaire concernant l'impossible et l'ambigu est si difficile à mettre en place, semble si souvent tenir à un fil, c'est que l'absence ou la présence d'un seul trait suffit à faire basculer l'image du domaine de l'impossible à celui de l'ambigu. Ce que nous allons avoir à constater, nous-mêmes, dans la page suivante.
Penrose Senior a inventé l'Escalier impossible, en réponse à la question de son fils qui lui avait présenté la Tripoutre. Vous pourriez donc être intéressés par cette page : Cinq variations sur la Tripoutre de Penrose !
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WEBOGRAPHIE
http://fr.wikipedia.org/wiki/Escalier_de_Penrose Page Wikipédia, analyse et images
http://www.andrewlipson.com/escher/ascending.html Page d'Andrew Lipson explicitant la réalisation en 3D de l'escalier d'Escher http://www.youtube.com/watch?v=CKtIDUWpunE Vidéo Youtube avec dessin 3D de l'escalier
http://fr.wikipedia.org/wiki/Objet_impossible Page Wiki avec images/liens à cliquer http://francistabary.fr/index.php?menu=sculptures_impossibles Sculptures de figures impossibles connues par Francis Tabary qui utilise une technique inédite http://www.thingiverse.com/thing:6513 Comment fabriquer le triangle impossible de Tabary http://gershonelber.org/EscherForReal/ Constructions de la Tripoutre, de la caisse de Draper, du Belvedere et de la Cascade d'Escher,…
BIBLIOGRAPHIE
, Seeing is deceiving : The Psychology of Visual Illusions, Lawrence Erlbaum Associates, Hillsdale, 1978. Voir page 21, Fig. 1.8, les multiples images rétiniennes d'un carré.
The Penrose triangle and a family of related pictures, Perception, 7, 1978. Le monde des illusions d’optique, Taschen, 1992.
Impossible objects: a special type of illusion, British Journal of Psychology, 49, p. 31-33, 1958.
ICONOGRAPHIE
Escalier impossible, dessin et maquette de l'escalier de Penrose, Image hors-site Anneau, dessin, Image hors-site Caisse impossible, dessin de S. W. Draper, Image hors-site Quadripoutre, dessin de S. W. Draper, Image hors-site Fourche du diable, Trident impossible, Blivet,..., page Wikipedia, image hors-site
Tripoutre, maquette de Bruno Ernst Image hors-site Tripoutre, construction en dés de Shigeo Fukuda Image hors-site Tripoutre, sculpture urbaine australienne image hors-site Tripoutre, sculpture de Francis Tabary image hors-site Tripoutre, animation d'une anamorphose image hors-site
Fourche du diable, maquette de Walter Wick image hors-site Fourche du diable, maquette de Shigeo Fukuda image hors-site Fourche du diable, sculpture de Guido Moretti image hors-site
Diverses constructions impossibles, constructions impossibles en Lego par Andrew Lipson, page hors-site
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