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"La double-face à pile ou face" |
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Avril 2011
OÙ NOUS APPRENDRONS À DISTINGUER UN VISAGE BIFACE DU LAPIN-CANARD Le visage à double-face n'a rien à voir avec les triple-faces ou triscèles que vous pourriez connaître. Ce type de visage semble constitué d'un crâne unique sur lequel viennent se greffer deux profils opposés. Ainsi, une même tête est amenée à regarder dans deux directions opposées du réel et, dans l'image, à opposer deux orientations dans la latéralité de l'espace plan.
Avant d'entamer un survol de la double-face à travers le temps et les différents espaces culturels, nous avons à prévenir le lecteur sagace d'une possible confusion : si la double-face rappellera aux plus perspicaces le Lapin-canard de Jastrow (ci-dessous), la plupart des exemples que nous aurons à voir s'en distinguent sur un point essentiel. Les double-faces accolent deux profils sur une même tête de manière insensée, alors que le Lapin-canard superpose deux profils animaliers réalistes à l'intérieur d'un même crâne. Ces deux profils se perçoivent successivement et non simultanément. Ces contraintes expliquent la rareté de ce type de figure, alors que les visages bifaces ont pullulé, pullulent et pulluleront encore longtemps après notre mort. Voyons cela.
JANUS OU LE DIEU DES CÉPHALÉES Commençons par l'archétype du visage biface : Janus, le plus ancien dieu romain. Sa représentation la plus courante est celle d'une tête regardant simultanément dans deux directions opposées. Si, il existe des variantes quadricéphales (Janus quadrifrons), et d'autres bicéphales (Janus bifrons), nous en resterons, quant à nous, à la double face, où, comme dans la monnaie présentée ci-dessous, Janus présente deux profils accolés sur une même tête.
D'après la mythologie romaine, Janus aurait reçu de Saturne, qu'il avait recueilli, le don de la double science. Ce pouvoir permettait de maîtriser tant la science du passé que celle de l'avenir. Cette particularité lui a certainement valu de devenir le dieu des commencements, celui du jour mais surtout celui de l'année, Januarius étant le mois de Janus. Un de ses visages regardait alors l'année écoulée, tandis que l'autre contemplait celle à venir. Mais une autre de ses nombreuses attributions peut encore nous intéresser. Janus était aussi le dieu des portes en ce que chaque porte ouvre sur deux possibilités : le départ ou le retour. GIOTTO OU COMMENT REDOUBLER DE PRUDENCE Dans l'église inférieure Saint François d'Assise, vous pourriez admirer ce détail des Vertus franciscaines, fresque peinte par Giotto en 1330. Nous avons là une représentation allégorique de la Prudence. Cette Prudence devrait vous rappeler une divinité païenne, qui, comme elle, possède une double face lui permettant de voir le passé et l'avenir. Ce sentiment est ici renforcé par le fait que le visage d'une vieille femme est tourné vers le passé, tandis qu'une jeune femme regarde l'avenir. Nous avons là un réemploi évident du Janus romain. Ainsi de même que colonnes gréco-romaines et chapiteaux corinthiens se sont vus réutilisés dans des églises romanes et gothiques, la hiérarchie chrétienne s'est acharnée à remplacer les fêtes et les divinités païennes qu'elle n'arrivait pas à éradiquer, par ses propres cérémonies et représentations.
En 1603, l'Iconologia de Cesare Ripa, diffusée et reprise dans toute l'Europe, va fixer pour plusieurs siècles la symbolique et les attributs de la Prudence. Sur la tête biface, le profil d'un vieil homme est tourné vers le passé, tandis que celui de la jeune femme semble se refléter dans un miroir. Mais, le miroir, qui permet de lire tant dans le passé que dans l'avenir, est aussi l'instrument de la connaissance de soi. Le cerf a, quant à lui, été longtemps considéré comme résistant aux morsures du serpent, qu'il soit celui de la genèse ou le diable de la bible. Enfin, bien que n'étant pas représenté sous la forme classique du caducée, le serpent, enroulé autour de la flèche, n'en exprime pas moins l'incarnation du mal maîtrisé.
DOUBLE-JEU IMPRUDENT D'UN VISAGE EN MIROIR DÉPOURVU DE MIROIR La Prudence n'est pas la seule allégorie à reprendre une des innombrables fonctions du dieu Janus. Car, entre un visage tourné vers un passé pas si lointain et déjà renié et un autre tourné vers un avenir bien proche et vivement revendiqué, beaucoup d'eau et beaucoup de salive peuvent couler sous les ponts de Paris. C'est ainsi que la double-face en arrive parfois à représenter le double-jeu du double-discours d'un même visage répété en miroir : l'Hypocrisie. Ce retournement de veste incarné dans un retournement de tête nous dit : tantôt froid, tantôt chaud, tantôt blanc, tantôt noir, a droit maintenant, mais autrefois a gauche, je vous disais bon jour, et je vous dis bon soir.
Barnave Antoine, révolutionnaire grenoblois fût surnommé Monsieur Double-Visage. Voici les différents textes de cette gravure :
PRUDENCE CONTEMPORAINE DE CONTEMPORAINS PRUDENTS Chacun sait que l'art contemporain se nourrit de culture classique. Ainsi, de par leur seule présence, certains artistes en arrivent à incarner la Vanité et l'Orgueil. Mais, dans la matutinale Bretagne hivernale, vous pouvez encore de nos jours retrouver la Prudence de Cesare Ripa.
Nous reculant de quelques pas, apparaît alors un Janus bifrons, Janus à deux têtes séparées, quoiqu'ici encore accolées. Et la Prudence n'est plus de mise, car, en l'une de ses nombreuses attributions, Janus pouvait, lui aussi, associer profil féminin et masculin. Cela s'est donc passé un 25 décembre, peu après le solstice, au soleil levant et au jour rallongeant, un vieillard attendait le nouvel an.
LINUS OU LE MOUVEMENT DÉDOUBLÉ La double-face n'a pas vocation à être la représentation, toujours ressassée, d'un présent qui contemple le passé tout en regardant le futur. Nous allons cependant devoir admettre que certaines de ses utilisations, qui, de prime abord, n'ont rien à voir avec le passage du temps, y reviennent encore. La double-face de ce Linus se contente de chercher, en un retournement angoissé, sa couverture. Et, en cette représentation moderne et convenue du mouvement, nous savons bien qu'un profil était là avant que l'autre n'apparaisse. Dans ce mouvement figuré dans l'immobilité de l'image, un moment s'est donc écoulé.
THÉORIE DU DOUBLE-SENS DE LA DOUBLE-FACE
L'APERÇU SÉMANTIQUE Les visages à double-face, triple-face et autres monstruosités mythologiques posent le problème du référent. Toutes ces images, qu'elles soient écrites, peintes ou sculptées renvoient à un référent que le réel ignore. En cela, nous sommes dans la représentation symbolique d'un impossible qui relève de l'imaginaire. Pourtant deux cas sont à distinguer. Les images précitées ne posent aucun problème de construction dans le réel, ni même de reconnaissance ! Car, une fois le premier effet de surprise passé, chacun est amené à déceler en ces formes inconnues des parties connues. Le centaure accole ainsi un torse humain à un corps de cheval, tandis que la sirène se compose d'un torse féminin auquel est associé un appendice caudal de piscidé. Nous sommes en cela dans le contact impossible : deux signifiants connus sont juxtaposés afin d'atteindre un signifié dont le référent est inconnu du réel. L'APERÇU PLASTIQUE Malgré le caractère imaginaire de ces images, essayons de les ranger dans notre classification plastique des impossibilités et ambiguës spatiales. À considérer un crâne commun aux deux visages, nous aurions là un contact impossible. Dans la sculpture classique, cette mécanique décrit bien les Janus et autres divinités bifaces et monocéphales en ce que nous ne saurons jamais si nous devons rattacher le crâne à un profil plutôt qu'à l'autre. De même et de manière plus évidente, les Janus bifrons (bicéphales) relèvent, eux aussi, du contact impossible. La réunion de deux crânes visiblement distincts, quoique réunis sur un même torse, forme un ensemble d'une contiguïté incohérente. Pourtant, comme le montre la photographie aux ombres de profil, une simple contiguïté équivoque suffit à produire un visage bicéphale dans le réel. Il est vrai qu'en dépit du réalisme photographique, nous sommes, par l'entremise des ombres portées sur un plan, dans le domaine du dessin. Nous avons ainsi à modérer notre première attribution pour deux raisons. La première est que la latéralité de l'espace n'est pas vraiment remise en cause. Nous ne faisons que suivre les orientations contraires et contradictoires de Janus. Ce n'est pas tant le regardeur qui hésite que l'image qui nous impose une tête dont le regard s'oriente tout autant vers la gauche que vers la droite. La seconde est que, comme nous l'avons dit, ces images ne sont pas impossibles mais impensables. Leur apparition dans le réel est plus le résultat d'un imaginaire débordant que d'un fait plastique qui se contente de les mettre sur le papier. NOTA-BENE Dans une version antérieure de la page, les images présentées ici avaient été classées dans la catégorie de la superposition équivoque. Pour cela, il avait été dit qu'en un même crâne se superposaient deux visages différents. Mais la véritable superposition équivoque veut qu'une seule forme, dans sa totalité, change totalement de signification, comme avec le Lapin-canard, ou d'espace, comme avec le cube de Necker.
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BONUS AUX DOUBLE-FACES DES PEUPLES PREMIERS Cette page s'est jusqu'ici contentée d'évoquer le principe de la double-face en occident. Pourtant, à la manière d'autres thèmes iconographiques, toutes les cultures ont, à un moment ou un autre de leur histoire, utilisé cette thématique. Nous ne discuterons pas des éventuelles influences d'une culture envers l'autre. De même que nous n'analyserons pas les mécanismes utilisés qui sont proches de ceux que nous venons d'aborder. C'est ainsi. LA CULTURE HUASTEC
CULTURE IDOMA
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